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chevalier de Gadagne vingt louis pour vous. Je ne sais encore si je passerai l’hiver ici ; je ne fais de projets qu’au jour le jour.

30 juin 1752. De Champrond. — Je suis très étonnée, ma chère sœur, du refus que vous faites d’une bagatelle. Peut-être êtes-vous scandalisée du genre dont elle est, mais j’ai cru que de sœur à sœur cela pouvait se hasarder. Si j’avais été à Lyon, je vous aurais cherché quelques étoffes, mais, comme mon voyage est douteux et que je voulais profiter de l’occasion de M. de Gadagne, j’ai pensé que vous me permettriez de n’y pas faire tant de façons et que vous recevriez avec plaisir cette petite marque d’amitié. Vous avez d’ailleurs tort de craindre qu’on interprète mal votre refus ; je ne confie point les choses que je fais, ni ne prends conseil de personne pour les faire. On ignore ici parfaitement tout ce qui se passe entre vous et moi, jamais je ne parle de vous que ce ne soit pour dire combien je vous aime ; personne n’a la volonté de m’en détourner, et personne n’en aurait le pouvoir. Mais je reviens à mon petit présent ; à moins qu’il ne vous offense, je vous prie de l’accepter, ou bien de me mander ce qui vous ferait plaisir

26 juillet 1752. De Champrond. — Je suis fort fâchée, ma chère sœur, que vous n’ayez eu aucun égard à mes représentations et que vous persistiez dans votre refus. Comme je n’ai point prétendu vous déplaire, je ne vous en parlerai plus. Je n’ai pas encore de projets pour le temps que je resterai ici. Ma santé est un peu meilleure, je m’accommode assez de la vie que je mène ; elle me plairait bien davantage si vous étiez ici ; tous les jours je vous regrette. Malgré la rancune que j’ai contre vous, et qui est très bien fondée, je vous aimerai toujours de tout mon cœur, mais je me vengerai de vous en ne vous donnant plus aucune commission et en vous priant de supprimer tous les présens dont vous m’aviez accablée jusqu’à ce moment. Quand vous voudrez me faire changer de résolution, vous changerez de façon d’agir.

3 septembre 1752. De Champrond. — Je suis fort éloignée d’être déterminée à passer l’hiver en province. Je n’ai aucune idée fixe sur cela ; mais il est cependant vraisemblable que je serai à Paris vers la Saint-Martin. Je vous instruirai de ma marche. Ma santé ne va pas bien depuis quelques jours, et je crains fort qu’elle ne redevienne aussi mauvaise qu’elle a été. Mme de Vauban est actuellement à faire une tournée ; à son retour, si ma santé me le permet, j’irai passer quelques jours avec elle. Nous sommes actuellement fort seuls, et nous le serons vraisemblablement encore quelque temps.


Pas une fois, comme on voit, dans cette correspondance, la marquise ne prononce le nom de Mlle de Lespinasse, encore que cette période soit celle où se traitait, secrètement il est vrai, leur projet de vie en commun. Ce silence s’explique aisément par l’origine de la jeune fille et la position fausse où elle se trouvait à Champrond, et l’on conçoit que Mme du Deffand ait jugé inutile de remuer, sans nécessité, de tristes souvenirs de famille. La lettre ci-dessus est la dernière datée du château de