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fais ! J’ai un regret horrible de n’avoir pas tout fait sur la dernière étoffe ; c’est une différence infinie pour la beauté, et c’est une bagatelle pour le prix. Je crois que cela m’entraînera à faire une double dépense et que, pour avoir le meuble complet de sergé de soie, je ferai servir l’autre pour meubler une autre pièce. Ce sera fort cher, mais je ne me presserai pas et ne ferai cette dépense que petit à petit. J’espère bien, ma chère sœur, que vous verrez cela quelque jour, et je ne délogerai pas sans avoir soin de vous arranger un appartement chez moi. Mais, d’ici la fin de l’année, je ne compte pas quitter la Trésorerie. Il me faut au moins ce temps-là pour me mettre en état de me meubler et de payer le loyer sans que cela me dérange.

Ma santé est un peu mieux, cependant elle n’est pas encore fort bonne. Je dors mal, je ne digère pas facilement ; il est vrai que je suis un peu moins maigre et que je me sens plus forte. Si j’étais aussi sobre que vous, cela irait mieux, mais il n’y a point de jours que je ne fasse des fautes contre le régime !


Nombreux sont les passages où Mme du Deffand s’accuse avec cette componction du péché de gourmandise. Elle ne s’en corrigea jamais. « Je crains de trop manger, avouait-elle déjà à Hénault au temps de sa jeunesse. J’ai toujours un très grand appétit, et c’est surtout le bœuf que j’aime. Je ne saurais souffrir les poulardes et les poulets ; le bœuf, le mouton, voilà ce qui me paraît délicieux. » Longtemps après, à propos d’un léger malaise, Julie de Lespinasse la reprend sur le même sujet : « Je n’avais pas tort de vous dire que vous aviez quelque reproche à vous faire : du gâteau, de la médecine et puis de la brioche, ne sont pas faits pour votre estomac ! » Beaucoup plus tard enfin, et presque octogénaire, la marquise donnera à Walpole de fréquentes occasions de chapitrer sa vieille amie sur « le dérèglement de sa conduite » et sur l’absurdité de ses « excès de table, » — « Il y a mille ans que je vis comme cela, répliquera-t-elle ; ce n’est plus la peine de changer ! »


29 septembre 1747. — Il est vrai, ma chère sœur, que j’ai des torts horribles envers vous ; il n’y a point de jour que je ne me les sois reprochés. Mais ma santé est si mauvaise, j’ai été et je suis encore accablée de tant d’affaires, que j’ai toujours remis au lendemain à vous écrire. Je suis occupée de mon déménagement ; les ouvriers n’en finissent point, et j’ai une impatience d’être chez moi qui fait que je ne peux pas penser à autre chose. J’ai des frayeurs de tomber malade ici que je ne puis exprimer ! Ma santé est déplorable ; j’ai des nuits affreuses, ce qui fait que je dors le jour quand je peux. Tout cela fait que je n’ai pas un moment, en menant cependant la vie la plus triste. Mais enfin me voilà à vous, et je ne ferai plus de pareilles disparades.