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Cette belle indifl’érence s’étend à sa propre santé :


Son médecin, dit d’un ton chagrin Mlle de Lespinasse[1], lui a assuré qu’avec des ménagemens elle pourrait vivre encore longtemps, mais elle ne veut pas se soumettre au régime qu’il lui a ordonné. Elle a dit à M. d’Alembert qu’elle mangerait toujours à sa faim ; c’est comme si elle disait qu’elle se résout à mourir bientôt, et son médecin ne le lui a pas caché.


La prédiction se vérifia : dix mois plus tard, la comtesse était emportée par une attaque d’apoplexie. Elle fut pleurée des siens, et Mme du Duffand elle-même, bien qu’elle vît rarement sa belle-sœur, fut touchée de cette perte. La lettre de condoléance qu’elle écrivit à Abel de Vichy, le fils aîné de la défunte, révèle plus d’émotion qu’on n’eût pu s’y attendre :


Je suis pénétrée[2], mon cher neveu, de la plus vive affliction. Je sens comme vous-même combien doit être sensible la perte que vous venez de faire ; je voudrais pouvoir mêler mes larmes avec les vôtres et celles de votre père. Je ne doute pas que vous ne soyez tous les deux ensemble, et qu’il ne vous ait emmené à Champrond ; je puis vous assurer que, si mon âge me le permettait, je ne balancerais pas à aller vous y trouver. Ces tristes occasions font sentir la force du sang. Je l’éprouve, mon cher neveu, et je puis vous assurer que je ressens pour vous, non seulement les sentimens d’une tante, mais d’une tendre mère.


Des proches parens de Mme du Deffand, celui qui fut mêlé le plus étroitement à sa vie fut son frère cadet, Nicolas, qu’on appelait l’abbé de Champrond. Ils firent ménage commun pendant plusieurs années, et ce fut pendant cette période que se fonda le célèbre salon, qui se transporta par la suite au couvent de Saint-Joseph. À ces données se réduisait ce que, jusqu’à présent, l’on savait de ce personnage ; les lettres que j’ai sous les yeux le feront un peu mieux connaître. Elles montrent un homme doux et bon, de cœur tendre, d’esprit moyen, de caractère timide, très différent par là de tous les siens, rudoyé par son père et rabroué par tout le monde. « L’abbé est toujours l’abbé, écrira Mme du Deffand[3], c’est-à-dire fort bon dans le fond, avec des façons singulières. » Entendons par ces derniers mots qu’il était d’humeur casanière, amoureux de la solitude, modeste dans ses goûts, et dénué d’ambition. Lorsqu’il eut atteint la trentaine, le crédit

  1. Lettre du 24 novembre 1770. — Archives de Roanne.
  2. Lettre d’octobre 1770. — Archives de Roanne.
  3. Lettre du 7 mars 1748. — Archives de la Drôme.