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pas que vous trouviez la moindre contradiction à ce que vous désirez. Je vous dirai, en ami, que vous êtes infiniment trop vive ; cette humeur abrégera vos jours et vous fera tort dans le monde ; car, à vous parler franchement, — étant, à ce que je crois, en droit de le faire, — vous n’avez pas laissé une grande idée de votre modération ! Il a passé ici un cavalier pour la compagnie de votre frère, qui a dit que vous avez changé trente-cinq ou trente-six fois de domestiques depuis que vous êtes partie de ce pays. Je ne m’étonne plus si vous ne voyez pas plus M. d’Aulan que vous ne faites ; il n’y a personne qui aime à entendre crier dans son domestique. Ce que je vous en dis est par l’amitié que j’ai pour vous. Il ne s’agit pas d’avoir de la vertu, il faut avec cela avoir une certaine politesse. Vous n’en manquez pas quand vous voulez, mais il faut que les choses vous plaisent… J’embrasse de tout cœur la petite famille, et surtout la gouvernante de la maison. Prenez garde à ses hauteurs ; il faut corriger cela de bonne heure et lui inspirer la politesse pour les petits comme pour les grands, car la voix du public est celle du Seigneur. À ce discours, vous jugez bien que j’ai fait mes Pâques.


En cette correspondance entre le père et ses enfans, les questions d’intérêt jouent un rôle capital. Il se lamente à tout propos sur la cherté croissante de la vie, sur la diminution de sa fortune : « Si vous êtes affamés par les fermiers généraux, nous sommes ici ruinés par eux : Ils sont les maîtres du royaume, ils ruinent les provinces. » Et, pour se rattraper, il se lance, ainsi que les siens, dans des spéculations, des affaires compliquées, sources de débats orageux et d’interminables querelles. Pour vendre une de ses terres à la marquise d’Aulan, le vieux gentilhomme a recours à des roueries de maquignon :


Comme vous avez de l’argent, ma fille, vous ne pouvez le mieux placer. Pour un millier de pistoles, vous vous feriez une aimable habitation ; les terres, en ce pays, ne sont pas à beaucoup près si chères que les vôtres[1]et rapportent autant de revenu. Je compte que, si vous faites cette acquisition, le revenu de la terre, si vous y demeurez, ferait votre dépense, car elle, est excellente à manger ; et, de plus, si vous la voulez faire valoir, avec mille francs d’argent devant vous, vous ferez des coups étonnans !


Tout se passe bien jusqu’au paiement, mais le règlement des comptes est terriblement laborieux. Comme sa fille fait la sourde oreille, il s’adresse à son gendre :


Ma fille, qui entend les affaires, est très régulière pour soutenir ses intérêts, mais il n’en est pas de même pour ceux des autres ! Elle devrait songer

  1. Les d’Aulan habitaient la ville d’Avignon, autour de laquelle ils possédaient de grandes terres.