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protestataire, — préoccupation que l’on devine sans cesse présente à son esprit durant tout son discours. L’Allemagne annexe au nom des droits de la race : il importe donc de réduire au silence une théorie qui ouvrit, au flanc de la patrie française, une si profonde blessure. Renan s’y emploie avec une ardeur méritoire. Il n’ignore pas qu’il sera « raillé par les forts, » mais il s’y résigne. Patience ! le moyen d’avoir raison dans l’avenir, c’est de paraître inactuel dans le présent.

À ces forts, dont il entend déjà les railleries, il répondra donc par un suprême reniement, celui de sa tenace philosophie de la force, de l’impérialisme théorique dont il caressa si longtemps les maximes. Hegel ayant découvert, écrit-il, que le vainqueur a toujours raison, j’adhérai jadis, et je m’en accuse, à ces belles théories. Mais je commence à m’en dégoûter[1] Le monde aime les forts, sans doute. « Laissons-le faire : il changera bientôt de mode[2]. » Étrange paradoxe ! car le prestigieux orateur qui prononça cette dernière phrase et morigéna de la sorte les puissans du dehors, se ralliait d’une même haleine, et sans bien s’en rendre compte peut-être, aux puissances à cette heure triomphantes dans le sein de sa propre patrie.


VII

En effet, nous voici parvenus au terme des rétractations de notre historien philosophe. Il a fini de brûler l’une après l’autre toutes les idoles qu’il avait longtemps adorées. Mais que va-t-il mettre à leur place sur son autel dévasté ? La nature morale de l’homme a l’horreur du vide : et l’esprit de Renan, si puissant et si souple, pouvait moins que tout autre se résigner à l’inertie. Nous l’avons dit, par une évolution naturelle, il revint sur ses vieux jours à la foi démocratique de sa prime jeunesse. Les circonstances l’y poussaient de toutes parts, et il obéit sans peine à leur impulsion, car elle l’inclinait vers des solutions auxquelles il se sentait gagné d’avance. Lorsqu’il publia l’Avenir de la science, — dont il conservait depuis quarante ans le manuscrit dans ses tiroirs, — il eût volontiers souscrit de nouveau à la plupart des affirmations qui y sont posées. Les réserves qu’il présente au cours de sa préface sont peu importantes : ses

  1. Souvenirs d’enfance, p. 91.
  2. Feuilles détachées, p. 266.