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la tête de notre diplomatie, un ministre qui le satisfit. Alors, pourquoi n’avoir pas voulu de M. Millerand ? La seule explication est que M. Millerand est quelqu’un. M. Clemenceau a craint l’indépendance de son caractère dans un département ministériel où il entendait rester tout-puissant. Mais c’est cela même qui nous aurait fait désirer l’entrée de M. Millerand. Il n’y a pas assez de contrepoids dans ce cabinet. Il est trop exclusivement le cabinet Clemenceau. Qu’on le regarde, en effet, de près ; qu’on l’analyse ; qu’on le décompose. A l’exception de M. Briand, dont on ne pouvait pas se passer et qui ne pouvait pas s’en aller parce qu’il a en main une trop grosse affaire qui lui appartient un peu par droit d’auteur, aucun ministre n’est à même, par son autorité propre, de modérer et au besoin de contenir celle de M. le président du Conseil. Il y a là des hommes intelligens, comme M. Barthou et M. Caillaux ; mais compter sur eux pour remplir cet office serait pure illusion. M. Clemenceau est notre maître. Il peut nous conduire très loin, et dans des domaines très divers, sans que la Chambre s’en aperçoive, ou du moins sans qu’elle s’en aperçoive assez tôt.

Qu’est-ce, en effet, que M. Stephen Pichon, ministre des Affaires étrangères, et que M. le général Picquart, sinon des créatures de M. Clemenceau ? Nous ne voulons rien dire de désobligeant pour leurs personnes ; ils ont sans doute des qualités distinguées ; mais tout le monde conviendra qu’ils étaient loin l’un et l’autre du but auquel ils ont été subitement portés par la faveur d’un ami. Il y a eu, quand on les y a vus, un étonnement général. Nous laisserons de côté M. Stephen Pichon, ne voulant rien dire qui puisse affaiblir l’autorité de notre nouveau ministre des Affaires étrangères. Mais qui se serait attendu à la nomination de M. le général Picquart à la Guerre ? Nous craignons pour lui que M. Clemenceau ne lui ait rendu un très mauvais service en le faisant sortir de son rang pour le placer subitement à la tête de l’armée. Quels mérites, quels services lui ont valu cet excès d’honneur ? Il faut bien le dire, — malgré notre désir de ne plus parler d’une affaire qui nous a été si funeste, — M. le général Picquart n’a d’autre titre à la confiance de M. Clemenceau que son rôle dans l’affaire Dreyfus. S’il n’avait pas joué ce rôle, il serait quelque part général de brigade. Après l’arrêt définitif de la Cour de cassation, on l’a nommé d’emblée général de division ; aujourd’hui, on l’improvise ministre ; c’est beaucoup ! Un pareil fait ne saurait aller sans commentaires. Il n’y a pas grand inconvénient à ce qu’on comble d’honneurs M. le général Picquart, ni à ce qu’on lui donne tous les prix de vertu qu’on voudra ; mais remettre entre ses mains l’admini-