Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 36.djvu/224

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fond, tous les deux sont des poltrons. Il eût pu assez aisément la retenir contre son cœur lorsqu’elle s’y est laissée tomber, indécise encore, mais désarmée ; elle eût pu le prendre au mot lorsqu’elle l’a presque défié de l’épouser et qu’il a répondu : « J’en cours le risque. » Au lieu de ce dénouement naturel ils résument la situation en un mot : « Redescendons, » puis ils reviennent à l’ancien badinage. Mais cette minute de sérieuse émotion a coûté cher à Lily Bart. Percy Gryce, jugeant qu’elle s’est moquée de lui et averti par les venimeuses dénonciations de Mme Dorset qui ne pardonnera jamais à sa rivale, Percy Gryce quitte précipitamment Bellomont et Lily reste seule, sans espérance matrimoniale, avec des dettes de couturière, des dettes de jeu, ce qui est pire, qu’elle ne sait comment payer. Un regret poignant, qui ressemble à un remords de conscience, la saisit devant l’occasion manquée ; elle ne s’explique plus sa folie.

Sur ces entrefaites le hasard semble lui venir en aide. Mme Trenor, à l’heure où rentre son mari, la prie d’aller chercher Gus à la station pour éviter que Garry Fisher, la divorcée, ne prenne ce soin, car Judy Trenor, qui se soucie fort peu de l’absolue fidélité de Gus, tient beaucoup à ce qu’il ne se laisse pas taper par des emprunteuses de profession. Or la plus grande partie des revenus de Garry Fisher lui vient des maris de ses amies et depuis quelque temps, elle abuse un peu trop de la générosité de Gus. Celui-ci d’ailleurs n’échappe à un péril que pour tomber dans un autre. Harassé de fatigue par la journée de grosses affaires, il est comme rafraîchi et réconforté en apercevant Lily qui vient à sa rencontre, rênes en mains ; il est flatté de la confiance qu’elle lui témoigne en le priant de la réconcilier avec sa femme qui, dit-elle, ne lui pardonne pas de n’avoir pu se résoudre à épouser un énorme sac d’argent, Percy Gryce.

— Percy Gryce ! cette poule mouillée ! Quelle idée absurde ! Vous l’avezrefusé, hein ? C’est pourquoi il est parti si vite ; à la bonne heure !

Lily soupire : — Etait-ce bien raisonnable, pourtant ?

Elle ne peut plus continuer à vivre d’une vie ruineuse pour elle qui n’a que de très petits revenus, encore diminués par de mauvais placemens. Ce qu’il faut, c’est d’échapper aux tentations du bridge et de retourner chez sa tante, faire elle-même ses robes au lieu d’en commander à Paris chez Doucet.

Mais la galanterie de Trenor s’est éveillée : — Lily, se retirer