Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 36.djvu/116

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de quelles affinités secrètes, ces lais épars se sont rejoints, ont concouru à la formation d’une légende unique, et finalement ont constitué le poème que nous possédons. Nos cathédrales gothiques, Amiens ou Notre-Dame de Paris, ne sont aussi que des « conglomérats » de moellons.

Mais c’est qu’on veut dire autre chose, et la théorie va plus loin. On veut dire que le Roman de Tristan ou la Chanson de Roland sont des « créations spontanées du génie populaire ; » et peut-être même la théorie, qui est en somme une théorie romantique, n’a-t-elle été inventée que pour cela. « Il y a quelqu’un, dit-on couramment, qui a plus d’esprit que Voltaire, et c’est tout le monde ; » et je n’en sais rien, mais je ne le crois pas. Pareillement, c’est du « peuple, » c’est de la foule anonyme et obscure, que sortiraient les grandes inspirations, celles qui tantôt soulèvent les peuples, comme dans nos Océans une vague de fond, et celles qui, comme ici, ravissent l’humanité dans l’infini du rêve. Ce n’est point le génie d’un homme qui parle dans Tristan, mais l’âme d’une race qui se révèle. Cette profondeur d’accent, cette flamme de passion, cette générosité d’inspiration, tout cela passe, en quelque sorte, la mesure d’un homme. Il en est, à cet égard, de la poésie, comme des langues elles-mêmes qui lui servent à s’exprimer, dont les grammairiens essaient vainement de « fixer » le cours, et dont les écrivains, si on les laissait faire, dénatureraient le génie. Mais le peuple est là, qui veille, sans en avoir l’air, d’ailleurs, et dont le rude bon sens fait justice de toutes ces entreprises. De même donc que c’est lui qui ramène la langue à ses véritables sources, ainsi c’est lui qui ramène l’art à la nature, en le ramenant au désintéressement et à la naïveté de l’observation. C’est lui aussi dont le grand cœur, ouvert de toutes parts aux inspirations larges et généreuses, comprend et excuse ce qu’il peut y avoir de noble, et, en tout cas, de profondément humain, dans le déchaînement de la passion la plus coupable, lui qui pardonne à Iseut comme il pardonne à Francesca, lui encore qui, mettant la sincérité au-dessus de tout, voit large, et môle au jugement des actions des hommes cette compassion sourde sans laquelle la justice même, ne serait qu’un autre nom de l’implacabilité. C’est lui… mais je n’en veux dire pas davantage aujourd’hui sur ce thème, et je nie borne à noter que, si les opinions de M. Bédier sur Tristan, auxquelles on a vu que nous nous associions, rencontrent quelque