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visibles ? La maladresse ou la gaucherie des transitions prouvent-elles ce qu’on leur fait dire ? Je connais peu de transitions plus embarrassées que celles de Boileau, dont on n’a jamais dit cependant que les Épîtres ou les Satires fussent des conglomérats de lieux communs de morale. Et puis, on aimerait que nos érudits se fussent expliqués plus nettement.

Car que veulent-ils dire ? Que le Roman de Tristan, non plus qu’aucune Chanson de Geste, n’est sorti tout armé du cerveau de son auteur, quel qu’il soit ? C’est le cas, répondrons-nous, de toutes les choses humaines, et, en particulier, de toutes les œuvres littéraires, de l’Enéide, comme de l’Iliade, et du Roland furieux comme du Ramayana : — Nihil est simul inventum ac perfectum. Une étude, même superficielle, des sources de l’Énéide les révèle d’abord infinies. Et combien y trouvera-t-on d’épisodes que quelque poète grec ou latin, quelque rhéteur ou quelque conteur, n’ait traité avant Virgile ? On ne s’est pourtant jamais avisé de dire que l’Enéide fut un agrégat de cantilènes ou de lais. On ne le dira même pas de la Légende des siècles, et encore que les divisions y soient, pour ainsi parler, toutes faites. On se contentera de dire que Victor Hugo qui, dans le sens matériel du mot, a « inventé » la Rose de l’Infante, n’a pas « inventé » le Lion d’Androclès. Pareillement, Chansons de Geste et Romans de la Table Ronde. Il est vraisemblable, il est probable, il est certain que plusieurs des épisodes dont l’ensemble et l’enchaînement forment la légende de Tristan, ont existé et vécu de leur vie propre et indépendante avant Tristan, et en dehors de tout rapport avec la légende. Le conte du cheveu d’or, par exemple, ou celui du chien Petit Cru, — qui portait au cou un grelot magique dont le tintement faisait oublier à ceux qui l’entendaient toutes leurs misères et tous leurs chagrins, — n’appartiennent pas nécessairement à la légende de Tristan. Ce grelot pourrait tinter dans toutes les histoires où l’on souffre. Il est probable et même certain que l’auteur de Tristan, de quelque nom qu’on le nomme, et à quelque race d’hommes qu’il appartienne, n’a pas trouvé, « le premier, » des aventures tellement singulières et neuves, que personne au monde, avant lui, n’en eût eu même une vague idée. Mais il est certain aussi que, si c’est cela qu’on veut dire, on ne dit rien que de parfaitement banal, et j’ose ajouter, de parfaitement vain, si de plus on ne nous dit quand et comment, sous quelle influence et pourquoi, en vertu