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combien le caractère d’Iseut est moins haut que celui de Tristan. Oui, celle-ci, la blonde Iseut, la belle aux cheveux d’or, ne serait pas très éloignée de revendiquer « le droit divin de la passion. » Mais Tristan, lui, son amour, toujours inquiet et toujours en lutte avec sa loyauté, lui vend chèrement les joies qu’il lui procure, et c’est encore ce qui fait une des rares beautés du poème, je veux dire la manière dont la souffrance et la volupté s’y mêlent pour s’y exaspérer l’une l’autre. Croirai-je d’ailleurs, en m’exprimant ainsi, « rabaisser » ou diminuer la valeur de Tristan ? Ce qu’à Dieu ne plaise, en vérité, et je souscris à tout ce que le vieux poème inspire ou a inspiré d’admirations passionnées ! Mais je ne l’admire pas pour les mêmes raisons, et ces autres raisons valaient peut-être la peine d’être mises en lumière, s’il s’agit de l’un des monumens les plus mutilés, mais, dans sa mutilation même, l’un des plus significatifs que nous ait légués, je ne dis pas la littérature française, mais la littérature européenne du moyen âge.

Et ce sont aussi ces raisons, qui nous empêcheront, comme elles en empêchent M. Bédier, d’y rien voir de particulièrement « celtique. » Une conception très générale et très vague de l’amour, qui se retrouverait dans vingt autres poèmes, comme la conception de l’« amour courtois, » ou comme celle de l’« amour platonique, » pourrait être la création d’une époque ou d’une race, mais non pas une conception aussi particulière et individuelle que celle que nous offre le roman de Tristan. Il y a dans Tristan quelque chose d’« unique » en son genre, et qui, pour être « unique, » n’en est pas moins « universel, » ce qui précisément est le cas de tous les chefs-d’œuvre, de Phèdre, par exemple, ou de Roméo, comme de Tristan ; il n’y a rien d’ethnique » ni de « local, » qui soit le privilège ou en quelque sorte l’invention d’une race d’hommes. Prétendra-t-on que tous les Celtes, et les Celtes seuls, aient aimé comme Iseut et comme Tristan ? C’est alors que Tristan ne serait plus Tristan. S’il est Tristan, c’est qu’il est le seul à qui soit arrivée son aventure, ou mieux encore, il est le seul pour qui son aventure, ou toute aventure analogue, ait eu les suites qu’elle a pour lui, et qui font tout justement le poème. Il est Picte d’origine, et sa légende semble s’être d’abord développée dans le pays de Galles, pour ne devenir européenne et universelle qu’après avoir passé par les conteurs français ; mais on n’en saurait dire davantage ; ou du moins, c’est autre chose qu’il en