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Je ne voudrais pas ici m’égarer dans les subtilités de la casuistique amoureuse. Mais il me semble que la première condition de l’amour, tel que l’on essayait de nous le représenter tout à l’heure, c’est d’être « libre » dans son origine, de ne « tenir à aucune circonstance extérieure » et de ne naître, comme dans Roméo, que de la rencontre des deux amans. Paolo et sa Francesca n’ont pas non plus bu de philtre, ni eux, ni aucun des couples amoureux consacrés par la légende et par la poésie. Le philtre ici nous gâte tout. Ou, du moins, il ne « gâte » rien, et je tâcherai de dire pourquoi tout à l’heure, mais il s’oppose à l’interprétation que l’on donne de l’amour dans Tristan. Si la fatalité de cet amour est « extérieure, » elle n’est plus « passionnelle ; » et n’étant plus passionnelle, que deviennent les choses qu’on nous disait de la « force majeure, » de l’ « impulsion irrésistible, » et du « droit de la passion ? » Ce ne sont plus qu’autant de noms de la nécessité physique ! Et apparemment c’est pourquoi, sans parler de l’embarras où le philtre a mis plus d’un commentateur, nous voyons que, parmi les conteurs eux-mêmes de Tristan, il y en a quelques-uns, Béroul, je crois, et Eilhart d’Oberg, qui ont essayé de limiter, l’un à trois, et l’autre à quatre ans, la durée des effets du philtre. Ils auront senti que, pour nous intéresser jusqu’au bout, il fallait absolument qu’Iseut et Tristan fussent libérés de toute obligation ou contrainte extérieure d’aimer. Et ne disons pas, qu’en ce cas ils n’avaient donc qu’à supprimer le philtre ! Ils ne l’ont pas supprimé, et ils ont bien fait, d’abord parce que, sans le philtre, on pourrait dire qu’il n’y a plus de légende. La légende de Tristan, c’est le breuvage d’amour et de mort, sans lequel, n’ayant pas de contact avec le merveilleux, Tristan serait encore une chronique ou un roman, mais non pas une légende. Et puis, ils ont bien fait, parce que, si l’intervention du philtre s’oppose à l’interprétation reçue de la légende, ou du moins à la manière dont on croit que l’amour y est représenté, il se peut qu’elle s’accorde avec d’autres interprétations ; — et, pour notre part, c’est ce que nous croyons.

Quelle que soit en effet la violence de leur passion, il ne faut pas oublier, non seulement que, dans la mesure où Tristan et Iseut le peuvent, ils y résistent, mais ils se sentent à la fois coupables et innocens à l’égard du roi Marc. Ils se savent « coupables, » tous les deux, mais Tristan surtout, de le tromper,