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réminiscence involontaire de l’Astrée, de notre Honoré d’Urfe, jusque dans les romans de George Sand. Il faut remonter plus haut ! L’Astrée se souvient elle-même des Amadis, qui descendent eux-mêmes des Romans de la Table Ronde ; et c’est Tristan qui serait l’origine. Cette conception de l’amour, si différente de tout ce qui l’avait elle-même précédée, mais non moins différente de la conception de l’« amour courtois, » qui va cependant ta suivre, et avec laquelle on la confondra longtemps, elle est celtique. Elle exprime « l’idéal de la race poétique et rêveuse par excellence. » Elle est l’une des « créations » qui ont enrichi et compliqué l’âme moderne de sentimens qu’ignorait l’âme antique. Elle est enfin, non seulement dans l’histoire, mais dans la formation de l’atmosphère où l’humanité a vécu depuis lors, l’ineffaçable témoignage qu’une race trahie par la fortune a laissé d’elle-même et la preuve impérissable de sa noblesse et de sa grandeur.

C’est malheureusement cette interprétation de l’amour qui ne nous parait pas conforme à la réalité du poème de Tristan, et, d’une manière générale, tout en s’en défendant, on introduit ici, avec « le droit divin de la passion, » des sentimens et des idées plus jeunes que Tristan d’une dizaine de siècles. M. Bossert a résumé, dans un chapitre de son livre, les deux cent cinquante à trois cents vers où Gottfried de Strasbourg exprime lui-même l’idée qu’il se fait de l’amour. « Le sentiment, nous dit-il, est considéré dans le Tristan comme une chose unique et absolue, ne dépendant de rien, ne reconnaissant aucune limite, ne tenant à aucune condition extérieure ; ce qui lui est contraire est regardé comme non avenu ; ce qu’il, ne transforme pas, il le supprime. C’est une sorte de religion, fanatique et exclusive, ne souffrant aucun partage, demandant toute l’âme et toute la vie, et dégageant ses initiés de tout engagement et de tout lien antérieurs. » M. Bossert n’a-t-il pas lu Goltfried avec les yeux d’un homme de notre temps ? et pareillement M. Kufferath ? ou encore Gaston Paris ? auxquels je renvoie le lecteur. Car enfin, il y a au moins dans Tristan quelque chose dont, ou d’où dépend l’amour de Tristan et d’Iseut, et c’est d’abord le philtre[1], ou le « boire amoureux, » le breuvage d’amour et de mort qu’ils épuisent sans le savoir !

  1. On nie quelquefois que les mots aient une figure ou une physionomie : je demande aux partisans de la réforme de l’orthographe, s’ils oseraient écrire ici « le filtre : » et soutenir qu’ils ne l’ont pas dévisagé !