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dix écus pour un veau quand on le peut avoir pour un[1]. » Pas plus sot que d’acheter dix veaux quand un seul suffirait ; mais l’idée aurait paru du dernier « bourgeois. » Un repas n’était princier qu’à la condition d’être digne de Gargantua.

La cour de Hanovre n’était déjà que trop « bourgeoise » à son gré. La duchesse en avait prévenu son frère en lui demandant sa fille : « Pour être coquette et familière, elle ne l’apprendra point ici, mais pour apprendre la conversation civile avec toute sorte de gens, je n’en réponds pas, si ce n’est que Dieu nous donne un de ces jours une cour à nous, car, pour dire la vérité, il y a peu de grandeur en celle-ci, et il se passe bien des mois qu’on ne voit (que) les domestiques[2]. » La même plainte revient à plusieurs reprises sous sa plume : « L’on vit en bourgeois et… on ne voit quasi personne[3]. » Ailleurs : « Je fais une vie fort solitaire, car je ne vois que mes domestiques[4]. » C’était entendu ; ce n’était pas chez elle qu’il fallait venir pour savoir son monde.

Encore moins pour polir son langage et former son esprit à la délicatesse ; mais, ici, l’entourage n’était plus seul en faute. Le premier coupable était la duchesse Sophie, cette femme supérieure à plusieurs égards, que Leibniz n’appellera pas autrement que « notre grande Électrice, » et dont Madame écrira avec enthousiasme : « Ma tante n’est pas seulement le lustre de sa cour, mais de toutes les cours. Où trouverait-on quelqu’un ayant autant d’intelligence et de vertus[5] ? » Son intelligence et ses vertus ne l’empêchaient malheureusement pas d’être d’une grossièreté qui confond chez une « grande princesse. » Elle adorait les mots sales, les histoires de chaise percée et les obscénités, comme Madame, du reste, sa digne élève pour les goûts orduriers. C’était dans le sang. Charles-Louis trouva un joui plaisant de charger sa fille, — elle n’avait pas seize ans, — de transmettre à la duchesse Sophie une question obscène. L’enfant fit la commission, reçut la réponse, et sa tante trouva aussi l’idée plaisante[6].

  1. Lettre du 14 mai 1670.
  2. Lettre du 18 avril 1659. Domestique se disait alors de toutes les personnes, même nobles, attachées à une grande maison.
  3. 1er décembre 1670.
  4. Lettre de la duchesse Sophie du 17 juin 1665.
  5. Lettre de Madame à la raugrave Louise, du 18 mars 1703.
  6. Lettré de la duchesse Sophie, du 21 janvier 1668.