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éducation n’était pas sans défaut ; mais tout valait mieux que l’école de pharisaïsme du château paternel.

La cour de Hanovre n’était pas une école de vertu, et encore moins de belles manières. On y pratiquait assidûment, et avec un débraillé sans vergogne, le culte de la bonne nature. Le duc régnant, George-Guillaume, et tous ses frères[1], aimaient la table et les femmes, et n’avaient garde de s’en priver. Leurs maîtresses ne se comptaient plus. Ernest-Auguste avait interrompu la série en l’honneur de la lune de miel, et sa jeune femme se hâtait d’en profiter, sachant bien que cela ne durerait pas : « J’ai, disait-elle, le miracle de ce siècle, d’aimer mon mari[2]. » Deux mois après son mariage, elle traçait à Charles-Louis le tableau le plus étrange de ses journées, et elle ajoutait : « Je ne lis plus de beaux livres… et les beaux préceptes de Sénèque et d’Epictète sont combattus par ceux de la nature[3]. » Sénèque et Epictète avaient cédé la place à Rabelais. Un jour que son frère lui avait parlé de ses tracas, la duchesse Sophie lui répondit : « Je suis très marrie de voir que vous prenez les choses tant à cœur… On ne vit qu’une fois, pourquoi donc se chagriner tant, quand l’on peut manger, dormir et boire, dormir, boire et manger[4] ? » Elle pratiquait ce qu’elle prêchait. Le jour où elle s’aperçut que son mari désirait la tromper, elle lui facilita gentiment les choses et ne lui en voulut point. On lit dans ses Mémoires : « Le saint nœud du mariage n’avait pas changé l’humeur galante de M. le duc ; il s’ennuya de posséder toujours une même chose…[5]. » Suivent leurs petits arrangemens.

L’amour est de tous les temps. Il n’en est pas de même de la gloutonnerie, et nous avons peine aujourd’hui à nous expliquer la place d’honneur qu’elle occupait au XVIIe siècle dans les plaisirs des hautes classes. Quand la duchesse Sophie écrivait à son frère : « C’est un des plus grands plaisirs que j’ai à présent,

  1. Ils étaient quatre en tout. Leur histoire est rendue confuse par des arrangemens de famille compliqués. Christian-Louis, duc de Hanovre de 1641 à 1648, puis de Celle jusqu’à sa mort (1665). George-Guillaume, duc de Hanovre de 1648 à 1665, puis de Celle ; mort en 1705. Jean-Frédéric, duc de Hanovre de 1665 à 1679. Ernest-Auguste, qui succéda à Jean-Frédéric et mourut. en 1698.
  2. Lettre à Charles-Louis, du 6 février 1659.
  3. Du 16 décembre 1658.
  4. Du 6 juin 1663.
  5. Page 71.