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payer, habiller et nourrir les deux gardes et tous les cochers, piqueurs et valets de pied. Il donnait un carrosse et six chevaux, mais leur entretien serait à la charge de Mlle de Degenfeld. Le tout « pour commencer, » et en attendant que la padrona (c’est l’Électrice) eût quitté la place. Sitôt qu’elle serait retournée dans sa famille, chose que Charles-Louis se flattait d’obtenir sous peu, la situation de Mlle de Degenfeld serait « améliorée. » Il déclarait en terminant qu’il admettait les observations et les amendemens ; mais les deux amans n’eurent pas le loisir de discuter son mémoire.

Il arriva qu’une nuit, Charlotte s’éveilla. Elle aperçut son mari parlant de très près à sa fille d’honneur, et s’élança sur eux. Un bruit « épouvantable » fit accourir les dames d’honneur, qui trouvèrent Charles-Louis aux prises avec sa femme : « L’Électeur, écrit la princesse Sophie, avait de la peine à sauver sa maîtresse de ses griffes : elle n’en attrapa que le petit doigt, qu’elle mordit de rage[1]. » Louise confirme la violence de la scène dans une lettre à l’un de ses frères, où elle se montre étonnée, froissée même, de la promptitude de l’Électrice « à soupçonner le mal… Si l’Électeur, ajoute-t-elle, ne m’avait protégée, elle m’aurait tuée[2]. » Et pourquoi ? Les apparences étaient contre eux ; mais que signifient les apparences ?

À ce scandale en succédèrent d’autres, qui accrurent la frayeur et l’affliction de la jeune fille. Son amant commença par l’envoyer à la campagne, en lieu sûr ; après quoi, en vertu de ses prérogatives de prince régnant et en violation des lois civiles ou religieuses, il entreprit de lui créer une sorte de statut personnel qui lui permît de faire figure dans le monde. Ce fut plus difficile que Charles-Louis ne s’y était attendu ; il se heurtait à des résistances imprévues. La façon dont il en triompha dénote chez lui une conception de la puissance souveraine auprès de laquelle l’idée que s’en faisait son grand voisin le roi de France est timide et étriquée.

L’affaire fut engagée par une lettre ouverte[3]où Charles-Louis annonçait au monde que « son épouse légitime, Sa Dilection l’Électrice, s’étant montrée depuis leur mariage… singulièrement fâcheuse, indocile, entêtée, chagrine et revêche, » et s’étant

  1. Mémoires, p. 57.
  2. Lettre de mars 1657, au baron Adolphe de Degenfeld.
  3. Schreiben das Kurfürsten Karl Ludwig, p. 14.