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forcé de presque tout qui faisait dire à Michelet en 1842 : « L’Allemagne et la France sont séparées par le temps, en ce que l’Allemagne est bien plus jeune que la France, et que les siècles de l’une ne répondent pas aux siècles de l’autre[1]. » Madame devait s’en apercevoir lors de son mariage, et en souffrir le reste de sa vie.

Non seulement il y avait eu destruction, mais la mémoire des choses disparues s’effaçait déjà. Charles-Louis avait quitté sa patrie tout enfant et y revenait en étranger. Aucune des personnes qu’il interrogea ne put lui dire, quelque incroyable que cela paraisse, comment le pays était administré et gouverné du temps de son père. « On en avait complètement perdu le souvenir, » affirme Hausser ; on n’avait plus « aucune idée de ce qui avait été auparavant. » Plus tard, une fois l’ordre rétabli, ces ténèbres s’éclaircirent, grâce à d’anciens documens découverts çà et là ; mais, sans ces trouvailles, Charles-Louis ne serait jamais parvenu à connaître les revenus et les dépenses de ses États trente ans plus tôt. Il aurait toujours été dans la situation d’un colonisateur qui a tout à créer sur un sol neuf, sans précédens ni points de repère.

Il avait jugé que le plus pressé était d’avoir des sujets. Au nombre des expédiens qu’il employa pour en attirer du dehors figurait l’établissement de la liberté religieuse dans ses États. Charles-Louis était un esprit très libre, en dépit de son éducation calviniste. Sa jeunesse errante et difficile de prétendant besogneux l’avait dressé à considérer toutes les questions, même les spirituelles, au point de vue utilitaire, et il n’admettait pas, pour le moment, que l’unité de foi fût nécessaire au bon gouvernement d’un peuple. Il pensa différemment dès que ses intérêts ne furent plus les mêmes, et nous le verrons pratiquer une autre politique, en compagnie d’autres princes allemands protestans pour qui la religion était aussi une marchandise d’échange ; mais, en attendant de travailler à la réunion des Églises protestantes avec Rome, Charles-Louis ouvrit largement ses frontières à toutes les confessions. Il entreprit de faire vivre en bonne harmonie, au lendemain de la guerre de Trente ans, des réformés, des luthériens, des catholiques, et des schismatiques de dénominations diverses, à qui leurs maîtres naturels

  1. Journal de son Voyage d’Allemagne, dans Jules Michelet, par Gabriel Monod (Paris, 1 vol. 1905 ; Hachette).