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penseurs » anglais, est antérieure à ses « lectures sur l’Orient. » Mais, dans les caractères de la morale de Confucius, Voltaire a cru trouver un témoignage ou un « précédent » historique en faveur de cette morale naturelle et laïque, « libre de toute superstition, » c’est-à-dire indépendante et dégagée de toute religion, dont il essayait lui-même de poser ou de consolider les fondemens. Les exemples chinois lui ont servi pour établir qu’en fait, et dans la réalité de l’histoire, une telle morale n’avait rien de « subversif, » puisque au contraire elle avait suffi depuis trois ou quatre mille ans à maintenir une civilisation complète, qui ne le cédait en rien aux nôtres, ou même dont elles avaient encore plus d’une leçon à recevoir. Et sa « philosophie pratique » n’est pas née de ses « lectures sur l’Orient, » mais il a cru trouver dans ses « lectures sur l’Orient » une confirmation de sa « philosophie pratique. » Ai-je besoin d’ajouter qu’une telle confirmation, il avait parfaitement vu qu’il ne saurait la trouver ni en Turquie, ni en Perse, ni généralement dans l’Orient musulman ? Et cela encore est une des raisons de son admiration pour la Chine, où la religion lui est apparue telle qu’il la comprenait, naturelle, rationnelle, et telle qu’on a pu depuis lors l’appeler une religion presque athée[1].

C’est sur ces entrefaites qu’en 1762, un voyageur qui revenait de l’Inde, Anquetil du Perron, mettait l’Inde à la mode à son tour en ouvrant aux yeux des philosophes, par la connaissance du sanscrit, ce que l’on pourrait appeler, dans le style du temps, les « vrais trésors de Golconde. » Notons à ce propos la diversité des circonstances que nous aurons vues ainsi favoriser l’extension géographique de l’aire de l’orientalisme. Une cause purement « livresque, » le prodigieux succès de la traduction des Mille et une Nuits et des Mille et un Jours, avait fait ou renouvelé la popularité de la Perse et de la Turquie. C’étaient les disputes sur les cérémonies chinoises, la longue et violente querelle des Jésuites avec les Dominicains et les Franciscains coalisés contre la Compagnie, qui avaient comme obligé le public indifférent jusque-là, de prendre aux choses de Chine un intérêt en quelque manière « actuel. » Et si ce n’avait été la curiosité qui commençait de s’attacher à la question coloniale, la naissante rivalité de la France et de l’Angleterre pour la possession de l’Inde, le duel épique de Dupleix et de Clive, qui sait l’accueil que l’on eût fait aux « révélations » d’Anquetil du Perron ?

  1. C’est du bouddhisme, je le sais, qu’on a dit qu’il était une religion athée, et le bouddhisme n’est qu’une des trois religions de la Chine ; mais la confusion parait constante entre ces trois religions, et géographiquement, elles n’en font qu’une.