Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 35.djvu/644

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

naturelle encore, je veux dire où les forces de la nature conspirent avec celles de l’humanité. La nature s’y retrouve partout présente, agissante partout : dans l’adorable chœur de la nuit, dans ces quelques arpèges, dans ce tintement de cloche, et dans cette harmonie mourante, la chose peut-être la plus exquise, avec deux fameuses terzines de Dante, de toute la poésie et de toute la musique du soir.

La nature enveloppe Mathilde, oui, Mathilde elle-même ; elle l’émeut et fait trembler ses pas sur la mousse, tandis qu’un souffle d’orage traverse le prélude frémissant qui l’accompagne et vient s’éteindre avec le dernier roulement de timbales de la ritournelle de Sombres forêts.

Quant au finale du Rütli, ce nom seul, dont il est juste qu’on le nomme, dirait assez tout ce qu’il doit de beauté sereine et presque sainte à la nature encore, au triple et secourable mystère de la nuit, des bois et des eaux. Ici, de nouveau, que de symphonies pastorales ! Que de parfums, d’échos et de murmures ! Que de bruits de pas ou de rames ! Quelle profondeur s’enfonce sous les arbres et quelle fraîcheur vient des flots ! Comme, à tout épisode dramatique, à l’arrivée de chacun des trois cantons, un épisode pittoresque répond ! Comme en la moindre ritournelle, — et l’on voudrait un mot plus relevé pour ces nobles effusions d’orchestre, — on sent la présence, l’influence, la complicité secrète et sacrée des choses, qui sont la patrie aussi, qui semblent demander qu’on les sauve, et travailler elles-mêmes, tout bas, à leur salut.

Tout cela, dira-t-on peut-être, c’est la nature sans doute. (Et ce serait déjà beaucoup.) Mais Guillaume Tell est quelque chose de plus que la nature : c’est une nature particulière et précisément celle de la Suisse, non de la France, ou de l’Allemagne, ou de l’Italie. Si peu que vous ayez l’oreille et l’âme d’un musicien, avec la mémoire d’un voyageur, vous le reconnaîtrez. Mais à quoi ? D’abord à des analogies, à des équivalences générales entre les formes visibles et les figures sonores : à la couleur pastorale de la partition, à son caractère de lactea ubertas, de force, de fraîcheur et de sérénité. Enfin, — et bien que peut-être on ne l’ait point assez remarqué, rien ne serait plus facile que de l’établir, — enfin des thèmes de ranz des vaches, ces chants populaires ou nationaux de la Suisse, ne servent pas seulement de fonds, mais de motifs à la plupart de ces paysages musicaux.