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Vasco, puis une Selika, dans l’Africaine, se trouvent en conflit ; lui, le hardi conquérant, avec ses ennemis assemblés ; elle, la pauvre sauvagesse amoureuse, avec la foule, hostile aussi, de ses prêtres et de ses guerriers. En tant de rencontres diverses, on ne sait qu’admirer davantage, si c’est l’action individuelle ou collective, ou leur réaction réciproque, ou peut-être enfin la transition de l’une à l’autre. Meyerbeer excelle comme personne, le Rossini de Guillaume Tell excepté, à ménager ce passage, à répandre et à propager de groupe en groupe, à travers les chœurs, l’orchestre, ce qu’on pourrait nommer la contagion du pathétique, à retenir enfin et à modérer la force qu’il vient de produire, avant de tout lui permettre et de lui tout livrer.

Au-dessus de cette série, ou de cette chaîne de chefs-d’œuvre, la Conjuration du Rütli et la Bénédiction des poignards dressent en quelque sorte leurs cimes jumelles. Les deux scènes fameuses n’ont pas moins d’étendue que d’élévation. Divers par le sentiment ou l’éthos, animés, transportés, l’un de colère sainte et l’autre d’atroce fureur ; l’un d’ailleurs (celui de Rossini), musical avec plus d’abondance et de pureté, l’autre, dramatique avec plus de violence, les deux finales se ressemblent pour le reste et ne sont pas loin de s’égaler. Le reste, c’est les dimensions et les proportions, l’ordonnance et l’eurythmie de l’ensemble. C’est l’enchaînement des épisodes et des effets, c’en est aussi la variété, la convergence, le progrès et l’aboutissement, logique et passionnel en même temps, à la conclusion, à l’apothéose. Enfin c’est le rapport, que nous signalions tout à l’heure, et la réaction réciproque entre les personnages, entre le chef et les membres, entre celui qui parle et qui mène et ceux qui répondent et qui suivent ; c’est l’équilibre entre deux forces, le partage entre deux principes : celui de l’individu et celui du nombre, dont l’alternance ou l’accord est toujours un élément de beauté.

Musique de l’action et du drame, la musique de notre grand opéra l’est aussi des personnages ou des caractères. Les héros de ce répertoire, qui ne sont qu’eux-mêmes, le sont avec précision, force et grandeur ; avec une vérité concrète, un peu étroite peut-être, mais vivante, qui s’impose et ne s’oublie pas ; une vérité qui, sans être infinie, pourrait bien être immortelle. Guillaume, Bertram, Alice et jusqu’au timide Raimbaud, Éléazar et Rachel, Marcel, Valentine (encore plus que Raoul), le farouche Saint-Bris