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Montaigne s’amuse, ou, selon sa propre expression, il se débauche. Il use, ou même il abuse des libertés qu’il croit ou qu’il feint que lui donneraient son âge, qui n’est pourtant que de cinquante-six ou sept ans, et sa maladie, à laquelle il cherche des distractions. Et comme aucun autre historien, grec ou latin, n’est plus abondant en anecdotes surprenantes, parfois même un peu scabreuses, en descriptions de coutumes et de mœurs rares ou extraordinaires, par là s’explique le plaisir que Montaigne éprouve alors à relire Hérodote. M. de Zangroniz à ce propos note encore ce point que, dans l’édition de 1593, les citations « nouvelles » de Plutarque sont toutes ou presque toutes empruntées du traité de l’Amour.

Faut-il maintenant aller plus loin, et comme le croit M. de Zangroniz, la succession seule des lectures de Montaigne, et le groupement des citations qu’il en tire nous sont-ils un témoignage assuré de la variation des sentimens de Montaigne ? Conformément aux indications déjà données par M. Strowski — dont il a d’ailleurs, plaisir à se dire l’élève reconnaissant, — M. de Zangroniz croit à l’inspiration principalement stoïcienne de la première édition des Essais, et il en veut trouver la preuve dans l’abondance des citations que Montaigne fait de Sénèque, ainsi que dans le choix de ses citations de Plutarque. Je pense qu’il ne l’y trouverait point, s’il ne s’était formé préalablement une opinion sur le stoïcisme de la première inspiration des Essais. Mais, à propos de la seconde édition, je veux dire celle de 1588, quand M. de Zangroniz note « un changement dans l’état d’âme de Montaigne, » je ne saurais m’empêcher de protester contre le portrait qu’il nous trace de son auteur. « Il a expérimenté, nous dit-il, que le plaisir suprême, le plaisir des dieux, ne consiste pas, quoi qu’en puissent dire les méchans, les sceptiques ou les stoïciens, dans la vengeance, dans l’indifférence ou dans l’ataraxie, mais dans le bien qu’on apporte à ses semblables, dans le rayon de soleil qui va réchauffer un cœur brisé, dans le sourire qu’on fait éclore sur des lèvres pâlies. » Ce Montaigne « faisant éclore des sourires sur les lèvres pâlies, » consolateur et sentimental ; ce bon Montaigne, qui ne respire que l’amour de l’humanité ; ce Montaigne qui s’oublie lui-même, à procurer sans relâche, comme maire de Bordeaux, le bien de ses « concitoyens ; » ce Montaigne, en vérité, n’est qu’une caricature de l’auteur des Essais. Nous en dirions davantage, et notamment de la manière