Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 35.djvu/221

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Montaigne. Et, en effet, doit-on le dire ? non seulement on n’est pas sceptique pour ne pas croire aveuglément tout ce que croiront un jour Victor Cousin ou Royer-Collard, mais le doute, un doute raisonnable, un doute raisonné, le doute, précisément, de Montaigne, n’est-il pas la seule attitude intellectuelle qu’on puisse désormais tenir à l’égard de la métaphysique ; ou ne la serait-il pas, — s’il ne fallait craindre que l’élégance de ce doute n’aboutît au dilettantisme ?

Pour nous, sans nous embarrasser autrement de métaphysique, de pyrrhonisme ou de stoïcisme, nous dirons tout simplement, avec moins de précision et plus de vérité, que la philosophie de Montaigne est une « philosophie de la vie. » C’est ce qui en explique l’apparente incohérence, parce que la vie humaine, effectivement, n’est pas une chose logique, dont la conduite appartienne au « discours « ou à la raison, et c’est pourquoi, quand on l’explore, comme Montaigne, dans toutes les directions, il n’est pas étonnant que l’on finisse quelquefois par se contredire. La vie n’est qu’un tissu de contradictions, et l’observateur serait infidèle, ou superficiel, qui la décrirait sans compter avec ces contradictions. Sur quoi, et après l’avoir amplement décrite, et analysée, et commentée-, si l’on demandait à Montaigne ce que c’est que la vie, il pourrait presque se dispenser de répondre, n’ayant en somme rien promis au delà d’une exacte représentation de la réalité ; mais, étant « moraliste » autant que « psychologue, » il a voulu répondre ; et on rendrait assez bien la réponse éparse en quelque manière dans ses Essais, si l’on disait que, pour lui, « la vie c’est l’adaptation. »

C’est l’ « adaptation » ou l’ « accommodation ; » et d’abord l’adaptation aux circonstances, qui ne sont les mêmes, — ou bien rarement, — ni pour deux d’entre nous, ni pour chacun de nous, à deux momens différens de son existence. Le monde va son train, comme l’on dit, sans se soucier de savoir si nous le suivons et de quelle allure : c’est à nous de nous y conformer ; et, sans doute, pour nous y conformer, il n’est inutile ni de le connaître, ni de nous connaître nous-mêmes. Notre personnalité, si nous en avons une, ne se dégagera que de ce conflit de tous les jours avec les circonstances. On ne naît pas « soi-même, » si je puis ainsi dire ; on le devient ! Le moyen de le devenir n’est pas de se soumettre, et de céder en toute occasion à la pression des circonstances ; mais il n’est pas non plus d’y résister ; il est