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tion religieuse, c’est le Montaigne de Pascal, et, si j’osais ainsi dire, c’est le Montaigne des Pensées plutôt que celui des Essais. Quelques critiques reprochent volontiers à Pascal d’avoir « plagié » ou « pillé » Montaigne ; — ce qui d’ailleurs ne serait juste que si nous savions l’usage que Pascal se proposait de faire de tant de fragmens des Essais qu’il a transcrits, paraphrasés quelquefois, et généralement abrégés ou résumés. Mais en fait, c’est donc alors le « plagiaire » dont l’autorité s’est en quelque sorte imposée à l’original qu’il copiait ; c’est l’accent de Pascal qui se trouve avoir fixé le sens des passages des Essais qu’il emprunte ; et depuis plus de deux cents ans, c’est « en fonction » de Pascal et du dessein des Pensées, que la critique française interprète Montaigne. Cependant il y a autre chose dans les Essais, et parce que l’Apologie de Raymond de Sebonde en est le chapitre le plus étendu, en même temps, sans doute, que l’un des plus importans, je ne voudrais pas répondre qu’il en fût le plus considérable. Il en est le plus étendu, parce que Montaigne venait de traduire la Théologie naturelle de ce Raymond de Sebonde, 1569, et qu’il était donc encore tout chaud de son auteur, comme aussi des critiques dont sa traduction avait été l’objet ; mais, ne nous lassons pas de le redire, il y a autre chose dans les Essais ; le dessein de Montaigne ne s’est rencontré qu’incidemment avec celui de Pascal ; et c’était d’ailleurs le droit de Pascal, — ceci encore vaut la peine d’être dit et redit, — c’était absolument son droit de n’ « emprunter » à Montaigne que ce qu’il croyait analogue à son propre dessein. Pascal ne se proposait pas de faire une étude, ni de porter un jugement sur Montaigne, mais d’écrire une Apologie de la Religion chrétienne. Nous aurions le droit, le cas échéant, de faire comme lui. Les idées, une fois exprimées, et entrées dans la circulation, deviennent le patrimoine commun de l’Immanité : j’ai le droit de les retourner même contre ceux qui les ont exprimées les premiers et qui, souvent, n’en ont pas connu toute la portée. Mais, évidemment, je ne l’ai plus quand il s’agit, comme ici, de préciser le sens d’un texte onde caractériser la pensée d’un grand écrivain, et cependant, sans nous en apercevoir, c’est ce que nous faisons depuis deux cents ans. Nous nous posons, en quelque sorte, le problème de la signification des Essais, comme nous faisons celui de la signification des Pensées, et la question religieuse étant la seule où Pascal s’intéresse, nous raisonnons sur Montaigne comme si