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l’exemple un jour, il n’en assure nullement le maintien dans l’avenir. M. Poincaré a fait un tableau saisissant de l’état morcelé de la propriété en France. Il en résulte, comme on le savait d’ailleurs, mais avec plus de précision encore qu’on ne le savait, que l’immense réservoir de la fortune publique est entre les mains des classes moyennes. Les fortunes vraiment grandes sont rares, et, si on veut leur faire rendre beaucoup par l’impôt, il faudra les frapper de cette progression indéfinie que Stuart Mill a appelée « une volerie graduée. » Nous empruntons cette qualification à M. Poincaré, qui l’a reproduite et s’en est approprié l’esprit. Il repousse la volerie dénoncée par Stuart Mill ; mais d’autres seront moins énergiques à le faire, et quand ils verront que, même alors, la progression rapportera moins qu’ils ne l’avaient espéré, il faudra bien qu’ils appliquent un taux plus fort aux fortunes moyennes, les seules qui rendent. Là est le défaut principal de la réforme de M. le ministre des Finances. Nous doutons que l’appel, très éloquent d’ailleurs, qu’il adresse à l’intelligence, au patriotisme, au dévouement de la bourgeoisie française, empêche celle-ci d’en apercevoir le danger.

Le discours de M. Poincaré, en dehors de la question de l’impôt sur le revenu, contient un grand nombre d’observations très justes dont la plupart se rapportent à notre situation budgétaire : nous en avons parlé par avance et nous n’y reviendrons pas aujourd’hui, sauf pour répéter que M. le ministre des Finances a donné, avec à-propos et avec courage, un avertissement qui était devenu nécessaire. Quand même il ne resterait pas autre chose de son passage au pouvoir, ce serait déjà beaucoup : mais nous en espérons davantage. Ce discours a donné à son auteur une situation hors de pair dans le gouvernement, et le parti avancé ne s’y est pas trompé : il a senti qu’il devait porter tout son effort de ce côté pour détruire autant que possible l’effet produit, que nous jugeons bon et qu’il trouve mauvais. M. Camille Pelletan s’est chargé de la besogne et s’en est acquitté en orateur insidieux, mais en manœuvrier maladroit. Il fallait donner une conclusion au débat qui venait d’avoir lieu. Deux ordres du jour étaient en présence : ils se ressemblaient beaucoup par la rédaction, mais on leur a attribué des sens différens. L’un et l’autre témoignaient de la confiance de la Chambre dans le gouvernement pour lui apporter un projet d’impôt progressif sur le revenu : seulement l’un sous-entendait que cet impôt devrait remplacer d’un seul coup les quatre contributions directes, tandis que l’autre laissait au gouvernement la liberté de procéder graduellement et de n’apporter, au mois d’octobre prochain,