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Sorel le sens du réel. On devine la conception qu’il se fera de l’histoire et la méthode qu’il y apportera. Il est exactement à l’opposé des philosophes qui partent d’une idée et bâtissent un système auquel il leur restera ensuite à plier les faits. Lui, au contraire, part des faits. Ces faits ce sont tout uniment les plus grands ou les plus gros, les faits massifs, populaires, qui se voient de loin. Il les compare aux monumens d’une ville : ils donnent les points de repère et les points d’attache ; ils sont à l’histoire ce que le Panthéon, Notre-Dame, l’Arc de Triomphe, les Invalides sont à Paris. Il s’impose comme règle de ne jamais perdre de vue ce « fait brutal, indiscutable, qui est arrivé, que rien ne changera plus. Austerlitz a été une victoire, Waterloo une défaite : toutes les révélations du monde n’y feront rien, et c’est sur l’événement qu’il faut en juger. Les nouveautés en histoire ne portent jamais que sur l’explication du fait. » Le rôle de l’historien n’est que de trouver le chemin qui permet de passer d’un fait à un autre ; son œuvre ne consiste qu’à recomposer la trame de l’histoire en nous faisant saisir la suite, et l’enchaînement des faits. Mais pour que cette suite apparaisse, il est nécessaire de remonter dans la série des causes. Elle échappe à qui limite son regard au présent ; elle se révèle à qui prend dans le passé son point de perspective. Rappellerons-nous que c’était l’opinion de Bossuet ? L’historien auquel on a si fort reproché de n’avoir composé qu’une œuvre « oratoire » s’occupait justement de rechercher les causes éloignées de « ces grands coups dont le contrecoup porte si loin ; » et c’est lui qui écrivait : « Tout est surprenant à ne regarder que les causes particulières et néanmoins tout s’avance avec une suite réglée. » Sorel, avec son habituelle loyauté, s’est empressé de souligner cette filiation de ses idées. Et il est singulièrement instructif de voir l’un des historiens les plus pénétrés des idées modernes, citer à deux reprises le Discours sur l’Histoire universelle, dans l’Introduction de son grand ouvrage, et le disciple de Montesquieu, de Guizot, de Tocqueville, de Taine et de Fustel de Coulanges, se recommander d’abord de Bossuet. Faire rentrer dans l’histoire de la Révolution la notion de continuité, ç’a été l’œuvre même d’Albert Sorel. Il a montré qu’entre l’ancienne France et la nouvelle, il n’y avait pas eu de brisure. C’est le service qu’il a rendu à l’histoire de France, et il faut ajouter : à la France. C’est par là qu’il a été original, hardi, novateur.

Jusqu’alors apologistes ou adversaires de la Révolution, et qu’ils la tinssent pour providentielle ou pour diabolique, voyaient en elle un fait anormal et monstrueux, éclatant au milieu de notre histoire afin d’en troubler le cours et d’en déranger les lignes. Sorel