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est à l’aise au milieu des négociations : il se débrouille, avec une remarquable sûreté, à travers les affaires les plus compliquées ; il éprouve du plaisir à démêler cet écheveau. À ces qualités de sens pratique et de finesse, — pour être en règle avec l’hérédité normande et ne pas faire injure à Corneille, — encore est-il juste d’ajouter une certaine grandiloquence, le goût de ce qui est noble, fort et généreux.

Telle était la tournure d’esprit que Sorel avait reçue de ses origines, de sa race, de son milieu natal. Elle allait être accentuée et fortifiée par les leçons que lui réservait la vie. Car ceci est un trait essentiel et sans lequel on ne comprendrait pas l’un des mérites les plus significatifs de son œuvre : il a été mêlé aux affaires, il a vu les hommes et les choses, il a observé comment les individus agissent sur les masses. De bonne heure distingué par Guizot et encouragé par lui, il avait fait des études de droit. Il avait séjourné en Allemagne où il put être témoin du mouvement qui préparait les événemens de 1870. Diplomate de carrière, il fut, à Tours et à Bordeaux, associé de très près aux négociations du gouvernement de la Défense nationale. Il était attaché au ministère des Affaires étrangères, quand, en 1875, un nouveau conflit fut sur le point d’éclater. Puis ce confident des Chaudordy et des Decazes devint secrétaire général du Sénat : sans s’être jamais emprisonné dans aucun parti, il se trouva toujours au cœur même de la politique. Cette pratique des affaires et ce voisinage des hommes qui les dirigent, voilà ce qui est inestimable pour mettre en déroute l’esprit de chimère. Et voilà ce qui donne à l’œuvre de l’historien une consistance, un relief, et une couleur qui manquent chez ceux qui n’ont aperçu la vie publique qu’à travers les fenêtres de leur cabinet de travail. Nulle part cette sorte d’expérience n’est plus nécessaire que dans l’histoire diplomatique. La critique elle-même des documens y devient impossible, si on ne sait comment ils ont été faits. Il faut avoir suivi une négociation, connu par soi-même une ambassade et un cabinet, voyagé, vu les étrangers, fréquenté les diplomates. Rien ne remplace ce tact particulier qu’on n’acquiert que par le frottement des hommes et le spectacle des affaires. C’était ce que Sorel regrettait de ne pas trouver dans une œuvre parallèle à la sienne, celle de Sybel, dont il appréciait d’ailleurs hautement les mérites. Pour sa part, il savait tout ce qu’il devait à ce poste de spectateur privilégié qu’il lui avait été donné d’occuper. « J’enseigne depuis vingt-cinq ans l’histoire des relations de la France moderne avec l’Europe, et, avant de rechercher cette histoire dans le passé, j’ai vu, dans une des crises les plus terribles que la France ait jamais traversées, comment cette histoire se fait dans le présent. J’ai