Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 34.djvu/450

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sacrée qui donne l’immortalité et que les Déverkels avaient tirée de la mer de lait. Puis il s’amusa à tenter Civa et y réussit jusqu’à le rendre père d’Aïnar.

Cet Aïnar est une divinité champêtre de première importance, quoique de catégorie inférieure. On lui sacrifie des coqs Et des chèvres. Jamais ses pagotins ni ses statues ne s’érigent dans les villes. A plus d’un tournant de route vous rencontreriez sa figure monumentale peinte en blanc, en rouge et en noir. Le Dieu mitré, joufflu, moustachu, énorme, mesurant cinq et six mètres de haut, est souvent installé sur une haute banquette, la jambe gauche repliée, la droite posant à terre. Près de lui, des génies, des satellites, des pions, de moindre taille, mais rehaussés de couleurs aussi voyantes, sont assis à la file. Tous ces serviteurs attendent la tombée de la nuit pour amener des écuries de leur maître les montures qui serviront à la chevauchée des ténèbres. Et les montures ne sont pas loin : à quelques pas du groupe, à demi perdues dans un bosquet où en contre-bas du chemin, dix ou douze effigies de chevaux gigantesques, harnachés dans le style indo-persan le plus riche, se campent fièrement, rangées en bel ordre, comme à la parade, sous la garde de bonshommes peinturlurés, qui jouent de la flûte pour leur faire passer plus doucement, peut-être, les heures d’attente.

Il ne faudrait pas croire que ces statues soient taillées dans le porphyre ou le basalte, à l’exemple des grandes divinités des vieilles pagodes. Modelées et cuites souvent sur place par les potiers ou édifiées avec des briques industrieusement assemblées à chaux et mortier, puis crépites et peintes de couleurs assez solides pour résister à l’eau du ciel et à l’ardeur du soleil, ces grandioses épouvantails valent surtout par le caractère de la silhouette. Rien de plus intéressant que de voir, au soleil couchant, ces escadrons monstrueux se profiler à l’horizon, comme s’ils sortaient de la terre avec les vapeurs du soir. Le respect superstitieux que portent les Hindous au grand cavalier de la nuit, s’accroît encore lorsque à la clarté blafarde de la lune ces figures massives, coupées de rouge et de noir sur leur blancheur de craie, semblent s’agiter confusément et commencer leur marche en avant. C’est l’heure où Aïnar, gardien des fruits et des biens de la terre, parcourt son domaine, galopant par les rizières, les champs et les jardins, suivi par toute sa cavalerie de pions, la