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représenter une fortune : 10 pour 100 sur les bénéfices au gérant de cette société métallurgique, qui occupe des milliers d’ouvriers, est-ce trop payer sa valeur ? Non sans doute, puisqu’il est seul responsable du succès. Mais, d’après le dividende moyen depuis vingt ans, cela équivaut à un traitement de 700 000 francs ; le triple de ce que Charles-Quint, dans sa magnificence, donnait au prince gouverneur des Pays-Bas. Colbert n’avait pas autant lorsqu’il réformait la France ; encore se servait-il lui-même et prenait-il dans la caisse à l’insu du Roi !

Au XVIIIe siècle, lorsque l’on imagina de faire des routes dans le royaume, pour aller ailleurs que de Paris à Versailles ou à Fontainebleau, le gouvernement de Louis XV, soucieux d’obtenir les hommes compétens dont il avait besoin, leur assura un traitement honorable : le directeur général des Ponts et Chaussées, à Paris, toucha 45 000 francs (1736) ; l’ingénieur en chef d’une province reçut 11 400 francs. Mais, dans l’industrie privée, le directeur d’une mine de charbon du Midi était payé 2 660 fr. en 1754, au lieu qu’aujourd’hui son successeur, dans la même exploitation, est payé 30 000 francs.

Ainsi, non seulement la société actuelle se montre plus prodigue que les États anciens et modernes, envers ces travailleurs à tous risques que nous nommons ses « actionnaires, » mais elle récompense aussi plus généreusement ses « obligataires, » les employés à salaire convenu. Car, si nous voulions continuer le parallèle entre les fonctions officielles et les fonctions privées, au-dessous des chefs de colonnes, des individualités chanceuses et le plus souvent précieuses, levain d’intelligence et de volonté par qui la pâte humaine fermente, nous trouverions en sous-ordre un peuple de laborieux agens : les uns font mouvoir les organes délicats de ces vastes machines à fabriquer, à vendre, à prêter, à transporter, dont les noms sont partout connus ; les autres — moins en évidence mais en majorité sans doute — secondent, à titre de « fondés de pouvoirs, » d’« intéressés » et de lieutenans de confiance, les 19 000 patrons du haut commerce et les 193 000 industriels français.

L’étiage des traitemens est, pour ceux-là, deux et trois fois plus élevé que pour les serviteurs de l’Etat ; ce qui s’explique économiquement par la différence des mérites respectifs : dans les emplois privés, il y a peu d’incapables ; il ne pourrait guère y en avoir. Ceux qui occupent ces emplois sont trop surveillés,