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se composent pas d’élémens semblables à ceux des fortunes anciennes, les capacités propices au gain ont changé avec les siècles : dans un capital personnel, la vigueur physique et la bravoure guerrière, réservée par les nations de 1906 à l’usage externe, ne sont plus les « valeurs » lucratives qu’elles étaient il y a cinq cents ans. L’aptitude financière au recouvrement des impôts et à la gestion des fonds d’Etat n’ont plus cette utilité privée, en vertu de laquelle le « traitant » d’ancien régime expropriait quelque peu le Trésor à son profit individuel.

Suivant ses besoins et son état social un peuple paie tel ou tel mérite par le don de l’opulence, et les citoyens qui obtiennent cette opulence par leur effort intellectuel travaillent, soit comme « actionnaires, » soit comme « obligataires. » Les actionnaires de la vie sont ceux qui mettent au jeu sans réserve leurs biens ou leurs personnes, qui ont part à l’intégralité des chances et des risques et s’exposent à gagner beaucoup ou à tout perdre. Ces capitaines d’aventure, ces hardis routiers, sont les commerçans et industriels d’aujourd’hui ; ce sont aussi les avocats, médecins, artistes, gens adonnés aux professions libérales et les entrepreneurs de travail à la tâche.

Les « obligataires » sont ceux qui placent et louent leurs capitaux matériels ou personnels à taux limité, mais garanti. Le mirage des perspectives lointaines et indéfinies de la spéculation ne les séduit pas. Ils en redoutent les dangers et les désastres, et se mettent à l’abri derrière un traitement fixe : ces prudens chevaliers, ces archers circonspects d’aujourd’hui sont les fonctionnaires de tout uniforme et les rentiers de tous repos ; ce sont les ouvriers payés à l’heure et à la journée.

Mais, qu’ils se cantonnent dans un salaire ou se livrent tout entiers aux profits et pertes, il arrive qu’en tout temps les genres d’affaires qui distribuent les gros « dividendes » aux actionnaires, sont aussi ceux qui servent aux obligataires les gros « intérêts ; » que les soldes militaires furent élevées lorsque la guerre menait à la fortune ; que les traitemens civils de l’Etat furent avantageux lorsque « le royaume » était, pour ses fournisseurs, le client taillable et débonnaire par excellence ; et qu’enfin de nos jours, où le libre négoce avec l’universalité des citoyens est la source principale de richesse, c’est dans les services et les administrations privées que foisonnent les plus hauts honoraires comme les plus hauts appointemens.