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lieu, mais il en sera ce qu’il plaira à la destinée, ou à Dieu comme vous voudrez. J’aime mieux la dernière expression quoique je sois plus habitué à l’autre.

Genève est comme autrefois. Je n’y ai été qu’une seule fois. Je n’y vais que quand on m’y mène. On y reçoit de temps en temps des nouvelles d’Espagne, presque toujours fausses, mais qui remplissent les conversations. Il y a des Russes et des Allemands à foison. Tout cela vient ici, et en repart, sans laisser de traces, au moins pour moi. Camille Jordan[1], qui vaut mieux, a dîné aujourd’hui.


XII

[Genève] ce 18 septembre 1808.

J’ai vingt fois commencé à vous écrire, cher Prosper, et je n’ai jamais su où vous adresser ma lettre. On me disait bien que j’avais encore le temps de vous la faire parvenir à Barante[2], mais je trouvais d’après mon calcul qu’elle n’y arriverait qu’après votre départ. J’ai donc attendu la nouvelle de votre séjour à Paris, et comme on me dit que les opérations de la conscription ne vous permettront pas d’y rester longtems, je me hâte de répondre à votre lettre du 10 août, dont la date est pour moi un sujet de regret continuel, car j’aurais déjà pu en recevoir une autre, si j’avais répondu tout de suite.

Monsieur votre père que j’ai vu avant-hier très bien portant m’annonce que vous allez faire paraître votre essai sur le

  1. Camille Jordan ne pouvait point ne pas être un ami de Mme de Staël. En politique, il en avait le vrai libéralisme et, comme elle, connaissait et savait apprécier les grandes littératures étrangères, et les contemporains qui en étaient la gloire. Tout jeune, il assistait à Vizille, chez son oncle Périer, aux débuts du mouvement en 1789, mais son premier écrit protestait contre la constitution civile du clergé, et il luttait à Lyon contre les armées de la Convention. Au Conseil des Cinq-Cents (1797) la religion persécutée trouvait en lui un éloquent défenseur, et il fut de ceux qui cherchèrent à faire du Directoire un gouvernement constitutionnel et non plus révolutionnaire. Proscrit au 18 fructidor, il rencontrait, à Weimar, Goethe, Wieland, Schiller, Herder et en devenait l’ami, comme en 1795, à Londres, de Fox, lord Erskine et autres illustres parlementaires anglais. Mme de Staël lui avait donné l’hospitalité à Saint-Ouen, lors de son retour en France, en 1800 ; puis les années de l’Empire s’écoulèrent sans qu’il songeât à quitter sa retraite de Lyon. En 1814, la monarchie constitutionnelle réalisait son idéal politique. Conseiller d’État et député, Camille Jordan prit rang parmi les doctrinaires, aux côtés de Royer-Collard, et en partagea la disgrâce en 1820. Il mourut quelques mois après en 1821.
  2. Le château de Barante aux environs de Thierd (Puy-de-Dôme).