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couvrant de boue, puis la nettoyant pour s’en servir, puis cassant l’instrument pour le rendre plus souple, des philosophes devenus des parasites, des prêtres tour à tour mendians et courtisans, des littérateurs rangeant dans un ordre nouveau, en prose des phrases, en vers des hémistiches tout faits, rien de vrai, rien de naturel, rien qui ait de la chair ou du sang…

J’ai été interrompu comme j’en étais là, et bien vous en prend, car je ne sais où m’aurais conduit la colère à laquelle je m’abandonnais. Actuellement je suis tout calme, et au fond pourquoi me fâcherais-je d’un état de choses que tout le monde trouve si beau ? N’y a-t-il pas un Institut et des gens de lettres et des savans, et ne font-ils pas des rapports, et ne sont-ils pas tous contens de leur petite existence ? Pourquoi serais-je un mort plus factieux que les autres morts mes camarades ? A propos de morts et de gens de lettres, ce qui est la même chose, j’ai fait connaissance avec une des espérances du parti, M. Victorin Fabre[1]. Je l’ai trouvé plein de zèle pour la feue philosophie, et en répétant, avec une mémoire admirable, et une chaleur plus admirable que sa mémoire, des tirades entières tant en vers qu’en prose. Il a en littérature toute l’orthodoxie, et en opinion toute l’hétérodoxie qu’il croit encore à la mode. Il est plein de mépris pour les préjugés de Bossuet, mais plein d’admiration pour le génie poétique de Boileau. Je n’ai pas lu encore son éloge de Corneille. Vous savez que Chazet[2]a obtenu une mention honorable. C’est à peu près la proportion des deux siècles, l’auteur des Innocentins et l’auteur du Cid.

Trêve de littérature, et parlons de nos amis : Hochet vit très heureux[3]. Son bonheur est grave, mais il a pris le meilleur parti qu’on puisse prendre. Je ne le vois pas souvent, parce que je ne sors point le matin et que nous ne nous rencontrons que de tems en tems le soir chez Mme Suard[4]. Juliette

  1. Victorin Fabre (1785-1831), poêle et prosateur, s’est surtout fait connaître par une série d’éloges de Boileau, de Corneille, de La Bruyère, de Montaigne, etc. ; par ses poèmes : la Mort d’Henri IV, les Embellissemens de Paris, la Tour d’Eglantine ; par des fables, des opuscules et discours en vers. Il a publié, en 1810, un Tableau de la littérature du XVIIIe siècle.
  2. René Alissan de Chazet (1772-1844), auteur dramatique des plus féconds, écrivain dont les divers gouvernemens n’eurent qu’à se louer. Il a laissé aussi quelques ouvrages d’histoire, souvenirs et mélanges.
  3. M. Hochet s’était marié l’année précédente.
  4. Mme Suard, née Panckouke, avait un salon littéraire, fort recherché et très influent, qu’elle dirigeait avec esprit et grand charme. M. Suard, secrétaire perpétuel de l’Académie, exerçait alors une véritable magistrature intellectuelle. Il le devait moins à ses œuvres agréablement écrites et pensées qu’à ses qualités aimables, à la souplesse de sa diplomatie, et surtout au souvenir de ses relations avec les écrivains, les savans, les artistes les hommes d’État, les femmes célèbres de la fin du dernier siècle.