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jamais fait ce que je voulais, d’où je conclus que je n’irai pas vous voir, à mon grand regret.

Adieu, cher Prosper, écrivez-moi, je ne puis avoir de plus vif plaisir que de recevoir de vos nouvelles et j’ai peu de plaisirs dans ce monde.


VII


Paris, ce 20 mars 1808.

J’ai reçu votre lettre, cher Prosper, et je vous en remercie. Je regrette encore plus que vous ne pouvez le faire que vous ne soyez pas à Paris. J’éprouve sans cesse le besoin de trouver quelqu’un qui juge avec moi, non de ce qui se fait, car cela ne me regarde plus, mais de ce qui se dit, ce qui peut-être n’est guère plus intéressant, mais ce qui est plus innocent à juger. Siècle de poussière, où la poussière est toujours prête à devenir de la fange ! Ce qui redouble mon indignation contre ce siècle, c’est que je sens son influence s’étendre jusqu’à moi. Je ne travaille, je ne pense, je ne sens plus que par une suite d’une impulsion donnée antérieurement. Toute discussion m’est insupportable. Dans la solitude, j’ai toujours du plaisir à suivre le développement de mes idées, mais dans le monde, je suis toujours prêt à les abandonner, pour me dispenser de les défendre. Ce n’est pas de la prudence, car il m’est encore plus fatigant de discuter sur Homère que sur les choses présentes. C’est une conviction qui a pénétré en moi que rien de ce qu’on dit ne sert à rien, et l’intérêt que les autres mettent à une opinion m’étonne comme une manie, que rien n’expliquerait, si la vanité ne survivait pas à tout. Cette vanité, qui se maintient dans ces vieilles têtes desséchées, me rappelle l’histoire de cette souris qui s’était glissée dans une tête de mort et qui la faisait rouler par la chambre.

Je vous ai déjà mandé que je laissais reposer Wallstein. Je me suis rejeté en entier dans mon ouvrage des religions. C’est la seule chose qui m’intéresse et dont l’idée me ranime. Je trouve assez de plaisir à peindre, surtout dans la dernière partie, l’écroulement de toutes les opinions, la dégénération de l’espèce humaine, le scepticisme réduisant tout en poussière, l’homme n’ayant plus la force de rien croire et s’enorgueillissant de ce qui est le symptôme de la faiblesse la plus incurable, du persiflage universel, l’autorité prenant, rejetant, reprenant la religion, la