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patrie. On attend journellement quelque grande nouvelle. Le succès est si peu douteux, que je crois déjà la savoir avant de l’avoir apprise.

Adieu, mon cher Prosper. Croyez que je vous serai toute ma vie tendrement attaché. Je vais retourner à mon polythéisme. Vous êtes à peu près le seul vivant pour lequel je me sente capable de quitter les morts.


VI


Paris, ce 25 février 1808.

Je ne saurais vous dire, mon cher Prosper[1], combien votre lettre m’a fait plaisir. Vous en jugerez par mon empressement à vous répondre.

Ma tragédie[2]est fort ajournée, quant à la représentation au moins. Je crois que Hochet vous a rendu compte du résultat de la lecture chez Mme Récamier. J’avais eu tort de réunir à la fois Talma et d’autres[3], Talma n’a vu que son rôle, et les autres ont reçu son impression. Du reste il y avait, dans les critiques, des choses vraies, au milieu de beaucoup de choses qui tenaient à l’impossibilité de faire entrer une conception étrangère dans une tête française. Les morceaux les plus littéralement traduits de l’allemand ont été les plus critiqués. La scène de l’officier qui raconte la mort d’Alfred, nommément, et celle de Thécla et d’Elise. C’étaient les deux que j’aimais le mieux. J’en ai eu de l’humeur environ cinq jours, puis je n’y ai plus pensé. Mais je suis convaincu, non seulement par l’effet de cette lecture, mais par une autre conversation avec un de mes amis sur Wallstein dont je lui ai lu des morceaux, que je ne puis travailler pour le théâtre français. On exige une direction tellement précise, et des couleurs si tranchées que je ne sais pas les peindre parce qu’elles ne sont pas dans ma nature. Je ne connais de naturel en tout que les nuances, mais, en France, il y a pour le théâtre un certain nombre de moules à caractères : un tyran doit

  1. M. de Barante était sous-préfet de Bressuire depuis la fin de 1807. Quelques-unes de ses lettres adressées d’Allemagne, et ouvertes, semblaient lui avoir attiré cette disgrâce.
  2. Wallenstein.
  3. MM. Lemontey, Lacretelle jeune, Elzéar de Sabran et le docteur Koreff assistaient aussi à cette lecture.