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la Chambre bien changée : ceux de ses collègues d’autrefois qui y sont encore l’ont retrouvé le même. Il a remporté dans sa réponse à M. Jaurès un de ses plus brillans succès oratoires, avec des moyens qui ne sont qu’à lui et qui sont faits d’entrain, de verve, de mots d’esprit, de mots de bon sens, le tout servi par une humeur caustique à souhait et une voix mordante dont l’effet est immanquable sur une assemblée, lorsque M. Clemenceau n’abuse pas trop longtemps de ses avantages. La Chambre n’a pas trouvé qu’il en abusât contre M. Jaurès ; mais il en a usé largement. Le Contemnere divos pourrait lui servir de devise : il est de première force à cet exercice. Dès les premiers mots qu’il a prononcés, on s’est trouvé à l’antipode de la solennité majestueuse de M. Jaurès : aussi s’est-on bien amusé. M. Clemenceau paraissait s’amuser beaucoup lui-même à démolir la construction oratoire de son adversaire et à montrer qu’il n’y avait rien dedans. A la différence de M. Jaurès, il n’est pas l’homme des belles théories et des grands développemens ; il procède par des saillies courtes, promptes, agiles, qui se succèdent avec une rapidité déconcertante ; il a à la tribune un coup de fleuret qui tient parfois de la prestidigitation. Aussi son discours échappe-t-il à l’analyse ; mais on peut en indiquer l’idée maîtresse, qui est simple et sensée. M. Clemenceau ne croit pas que, — même dans quatre mois, — M. Jaurès puisse changer de fond en comble un état social qui est le résultat de longs siècles d’efforts. Il a observé la marche du progrès ; elle lui a toujours paru lente. Lorsqu’elle a été trop rapide, elle a été suivie de brusques reculs. Le progrès est une œuvre de patience : il opère par des approximations successives qui poussent l’humanité vers un idéal qu’elle n’atteindra probablement jamais. Heureuse la génération qui a amélioré un peu la condition du monde ! Quant à celle qui l’a transformée du tout au tout, on la chercherait en vain dans le passé : comment espérer que nous en verrons l’aurore dès la fin des vacances ? M. Clemenceau ne croit pas aux baguettes magiques, n’en ayant jamais vu que dans les contes de fées. Il a de la peine à regarder M. Jaurès comme une fée. Il craint fort que ses conceptions n’aboutissent à un désastre intellectuel ; mais il se console en pensant qu’après tout la faillite de l’esprit de M. Jaurès ne serait pas celle de l’esprit humain.

Un tel discours ne pouvait se produire et se développer jusqu’au bout que dans une assemblée dont la sympathie était acquise à l’orateur. Celui de M. Paul Deschanel a un autre caractère. M. Deschanel a eu le mérite difficile de relever la discussion au moment où elle