Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 34.djvu/236

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ministérielle ; sa verve l’en avait éloigné beaucoup. Il est vrai que M. Sarrien, quand le flot oratoire a eu cessé de couler de la tribune, a essayé de résumer le débat et de le préciser ; mais son discours n’a témoigné que de ses bonnes intentions. Tout le monde s’est accordé à le trouver incolore, et, quelques jours après, M. Briand est allé à Roanne en prononcer un autre où, à l’exemple de M. Clemenceau, mais dans un sens assez différent, il a exposé, lui aussi, son programme personnel. Chaque fois qu’un ministre parle, on est frappé de la différence entre lui et ses collègues. Le gouvernement n’en a pas moins été consolidé par le vote que la Chambre a émis beaucoup moins pour lui que contre M. Jaurès ; et les vacances devant commencer dans trois semaines, la question ministérielle ne se posera vraisemblablement plus avant la rentrée d’octobre.

Le discours de M. Jaurès est un des plus longs qu’il ait prononcés. La société d’aujourd’hui y a été mise en accusation ; celle de demain y a été esquissée en larges traits. On s’attendait à ce que l’orateur déposât, comme conclusion, une série de projets de loi qui auraient donné à ses idées une forme législative définie et concrète, espoir d’autant plus naturel que M. Jaurès avait promis avant les élections de le réaliser immédiatement après : mais il a demandé quatre mois encore pour terminer ses plans et devis de la cité future. Est-ce trop de quatre mois, semblait-il dire, pour opérer une révolution aussi gigantesque ? Non, certes ; mais il y a si longtemps que M. Jaurès est en gestation du nouveau monde, qu’on le croyait plus près d’aboutir. Nous devons donc nous contenter provisoirement de son discours. La première partie, qui est un violent réquisitoire contre la société actuelle, peut se résumer en quelques chiffres. M. Jaurès estime que la fortune de la France s’élève à un capital de 176 milliards. Il est resté, dit-on, au-dessous de la vérité et s’en serait rapproché davantage s’il avait parlé de 225 milliards : la rectification a été faite par M. Aynard. Mais M. Aynard en a fait une autre plus importante. Sur les 176 milliards qu’il veut bien nous accorder, M. Jaurès affirme que 105 sont possédés par 221 000 personnes ; il n’y en aurait que 70 environ pour tout le reste des Français. C’est assurément une grande inégalité ! Elle l’est encore plus que vous ne le croyez, continue M. Jaurès : il y a 15 millions de Français qui ne possèdent rien du tout ! Ces calculs ont pour base le chiffre annuel des décès et celui des successions déclarées. M. Jaurès n’a oublié qu’une chose, les enfans mineurs qui meurent sans qu’il y ait ouverture de succession ; ou plutôt il ne les a pas oubliés, mais la quantité lui en a paru