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de nous restituer le réel, que nous admirons chez un Flaubert, un Daudet, un Maupassant, nul n’en offre de plus beaux exemples, au pays même de Dickens, de Thackeray, des Broute et de George Eliot. Nous n’avons point l’impression d’avoir lu des livres, mais d’avoir passé des jours dans ce pays, des jours qui nous laisseront un éternel souvenir.

C’est que le réalisme de M. Hardy ne s’arrête pas aux amusemens du trompe-l’œil, aux dextérités des peintres de nature morte ou des tableaux de genre. On l’a parfois comparé aux maîtres hollandais. Ce serait déjà plus juste. Lui-même a mis en sous-titre d’un de ses premiers romans, Under the Greenwood Tree, « scènes rustiques à la manière de l’école hollandaise. » Mais la minutie exacte, la perfection patiente et véridique, l’intensité du détail ne sont que des coins dans son œuvre, ne représentent qu’un des aspects de son talent. La manière, sans être moins fidèle, en est ordinairement plus large. On penserait plutôt aux belles pages de Tolstoï et de Dostoïewsky. Car ce qui fait peut-être la puissance de cet art, c’est son humanité. Il est tout pénétré de sympathie. M. Hardy n’observe pas ses personnages du dehors, tour à tour bienveillant ou dédaigneux. Non ; il vit leur vie, entre dans leurs pensées, leurs sentimens et leurs faiblesses. Il ne les observe pas : il les voit ; il ne les juge pas : il les comprend. La sympathie mène à l’intelligence. Elle mène aussi à la pitié : on ne condamne pus ceux qu’on aime. Et qu’on les admire ou qu’on les plaigne, en les voyant dans leur vérité, on les voit et on les montre dans leur beauté, car si le réel peut être vulgaire, la vérité est toujours poésie. Il y a de la poésie dans la jeunesse et la beauté d’Elfride, de Bathsheba, de Grâce Melbury, de Tess ; dans la sérénité robuste de Gabriel Oak, dans le dévouement mystérieux et souvent invisible de Diggory Venn, dans la souffrance de Winterborne, dans la mortelle passion de Boldwood, dans la frivolité conquérante de Troy, dans la révolte d’Eustacia, dans les chimères de Jude et les caprices de Sue. On ne trouverait pas une caricature dans les romans de M. Hardy ; il ne hait pas un de ses personnages ; il ne trahit jamais ni incompréhension, ni colère. Voyez, dans Tess d’Urbervilles, ce ménage de pasteur, le père et la mère d’Angel, si honnêtes, si droits, si purs. Quel thème à tirades faciles que leur étroitesse d’esprit ! Et n’était-il pas tout simple d’expliquer par leur influence la conduite du fils qui, « avec toutes ses tentatives