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courtisée et coquette. Deux camarades de son mari veulent l’entraîner jusqu’à la rivière :

« — Venez donc !

« — Oh ! je voudrais bien pouvoir ! (Elle jetait vers le bas de la rue des regards d’envie.) Attendez une minute, alors : le temps de monter au galop et de voir comment il va maintenant. Mon père est avec lui, je pense. Alors, je pourrai mieux venir. »

Ils attendirent et elle entra. Les locataires du rez-de-chaussée étaient toujours dehors. En arrivant à la chambre, elle vit que son père n’était pas venu. « Il ne pourrait donc pas être là ! dit-elle avec impatience. Il veut voir les bateaux, lui aussi, tout simplement ! » Elle regarda vers le lit et son visage s’éclaira, car elle vit que Jude semblait dormir, bien qu’il ne fût pas, comme à l’ordinaire, dans la posture à demi assise que nécessitait sa toux. Il avait glissé, tout de son long : un second regard la fit tressaillir, et elle s’approcha du lit. Le visage de Jude était absolument pâle et devenait peu à peu rigide. Elle toucha ses doigts : ils étaient froids, bien que son corps fût encore chaud. Elle écouta à sa poitrine : rien n’y remuait plus. Le battement de près de trente années avait cessé. Elle eut d’abord un mouvement d’épouvante devant le fait accompli. Mais les notes affaiblies d’une fanfare vinrent de la rivière à ses oreilles, et d’un ton irrité elle s’écria : « Il fallait qu’il mourût juste aujourd’hui ! Pourquoi est-il mort aujourd’hui ? » Puis, après une ou deux minutes de réflexion, elle sortit de la pièce, referma doucement la porte et redescendit l’escalier.

Ainsi se séparaient à jamais les deux destinées disparates que l’ironie de la vie avait rapprochées et enchaînées. Et Sue, pendant ce temps, gravissait son calvaire. Deux jours plus tard, devant le cercueil de Jude, la cynique Arabella pourra dire (ce sont les dernières lignes du roman) : « Elle n’a jamais trouvé la paix depuis qu’elle est sortie de ses bras, et elle ne la retrouvera jamais, qu’elle ne soit comme il est maintenant. »

Les terribles dénouemens de M. Hardy apparaissent comme la suite naturelle et la conclusion de toute l’histoire qui s’y termine. L’humaine destinée plie et rompt sous la loi du malheur. On dirait que M. Hardy a pris à tâche de nous faire haïr et redouter la vie. Pour ne point pâlir d’avance devant les tortures dont elle dispose, il faut être aveugle ou héroïque. Elle est sans pitié. Nous le voyons bien, aux tableaux qu’il nous en trace, et