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devient et ce qu’elle peut être, nous n’aurions pas besoin d’interroger là-dessus les psychologues ni les romanciers ; plus clairement que dans leurs livres, nous le voyons tous les jours sur les bancs de la Cour d’assises où viennent échouer les disciples de cet Antony qui concentrait toute la poésie du dithyrambe romantique dans la fameuse formule : « Elle me résistait, je l’ai assassinée. » M. Hardy n’est pas un romantique. Il voit la passion sans auréole, dans sa réalité frémissante et douloureuse ; il considère avec la même pitié les tourmens qu’elle nous cause et les rigueurs dont la société les complète ou les aggrave. Ne lui prêtons ni les indignations d’un révolté ni la philosophie d’un réformateur. Ce romancier anglais, profondément anglais, n’éprouve aucun désir à reconstruire le monde d’après une épure de sa façon. Il nous le présente tel qu’il l’observe ou l’imagine, tel qu’il l’aime et le plaint. Et en opposition à ses orages, il va nous en faire contempler la beauté.


III

En face des passionnés comme Boldwood, Clym Yeobright, Jude ; des séducteurs comme Troy, Bob Loveday, Fitzpiers ; des déclassés comme Wildeve, et de tous ceux enfin que les préjugés de la vie sociale ont façonnés et déformés, comme Henry Knight et Angel Clare ; en contraste aussi et surtout, d’autre part, avec l’indécision, la versatilité et la fragilité de ses héroïnes, M. Thomas Hardy s’est plu à nous présenter quelques figures d’une grandeur tranquille, d’une douce et inébranlable énergie. Nul doute qu’elles ne soient, à ses yeux, des modèles de force et de sagesse : c’est Gabriel Oak, Diggory Venn, Winterborne.

Ils ont entre eux ce trait commun d’être des solitaires. Ils sont nés au milieu des campagnes, dans les districts du Sud-Ouest où la vie rustique s’enveloppe plus qu’ailleurs peut-être d’espace et de sérénité. Leurs travaux ne les mêlent pas beaucoup aux hommes. Gabriel Oak est berger ; Diggory Venn a choisi le petit commerce ambulant du reddhman (marqueur de moutons) qui le fait vivre, barbouillé de rouge, dans une voiture de saltimbanque et lui donne un aspect fantastique, épouvantail des enfans ; Winterborne se réfugie dans une hutte de forestiers et va de village en village avec un pressoir à cidre. Ainsi, à l’écart