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rappelons les railleries et les satires des premiers ouvrages, si nous ajoutons enfin que dans la belle série des romans rustiques, au premier aspect étrangers à toute satire, nous voyons presque partout apparaître, en opposition avec les esprits et les cœurs que leur isolement a sauvegardés, ceux que l’artifice a déformés ou asservis, ne se dégagera-t-il pas une impression de révolte et d’anathème contre la société, l’image d’un Rousseau moins lyrique et tout aussi ardent, plus capable de contenir ses colères et plus habile à les dissimuler sous les formes concrètes et objectives du roman contemporain ?

Ce serait méconnaître l’inspiration essentielle de M. Thomas Hardy. On s’y est trompé : la critique anglaise, ou américaine, voit trop volontiers en lui un « ennemi de la société, » un rebelle, un révolté, sinon un révolutionnaire. Je ne saurais souscrire à ce jugement ni partager cette impression. Nul peintre de la vie, nul analyste de ses misères n’a plus fortement mis en lumière cette vérité que nos pires ennemis sont en nous-mêmes. Suivons-le Loin de la foule enragée. Quelle ironie ! Ce titre semble nous inviter à la paix des campagnes, nous promettre une Arcadie où l’humanité vit simple et heureuse, exempte des servitudes de l’opinion comme de la tyrannie des lois. Et que trouvons-nous ? La passion provoquant par elle-même, par elle seule, tous les malheurs, toutes les catastrophes. Il est vrai que le dernier mot est à la sagesse de la nature, avec le triomphe du berger Oak. Mais la mélancolie apaisée de ce dénouement ne nous fait pas oublier les trois victimes, et notre âme reste obsédée du sentiment de la fatalité. Ce premier chef-d’œuvre de M. Hardy éclaire la suite de ses romans. La passion, que nous voyons ici toute pure, se heurtera plus tard contre la société, et elle en trouvera lourdes les contraintes. Car, la passion n’est que l’individualisme en ce qu’il a de plus ombrageux et de plus farouche. Elle repousse toutes les règles, toutes les lois, non point parce qu’elles sont telles ou telles, mais parce qu’elles sont des règles et des lois. Elle leur est donc réfractaire non tant pour ce qu’elles peuvent avoir de mauvais que pour ce qu’elles ont de meilleur. La passion n’accepte ni d’être contenue, ni d’être entravée, ni d’être déviée et engagée de force dans le chemin du désintéressement. C’est pourtant ce chemin, où s’efforcent de la maintenir les « préjugés, » qui est celui de l’amour, tandis que la passion elle-même, la passion en liberté, si nous voulons savoir ce qu’elle