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pas avec l’idéal féminin que la convention lui a imposé. Il y a là l’esquisse du caractère d’Angel Clare et de la situation qui se développera si puissamment dans Tess d’Urbervilles. La « comédie en chapitres » que l’auteur a voulu écrire dans The hand of Ethelberta n’est qu’une raillerie de l’esprit de caste, des préjugés et artifices de la société anglaise. Ethelberta est la fille du majordome d’une très respectable famille. Ses grâces, ses talens, son mariage, l’ont mise sur un pied d’égalité avec les nobles personnages que sert son père. Le jeune aristocrate qui lui a donné son nom et son rang meurt pendant leur lune de miel. Désormais, Ethelberta est prise entre sa nombreuse famille, à qui elle reste fidèlement dévouée, et sa nouvelle situation qu’il s’agit de sauvegarder. De là, une vie en partie double, ou plutôt deux vies, l’une asservie aux exigences de son besogneux entourage, l’autre prodiguée à charmer les salons de Londres par ses poèmes et son esprit. C’est une perpétuelle conspiration pour dissimuler la première à ceux qui ne doivent connaître que la seconde, un effort sans fin pour cacher ou déguiser l’existence des frères et sœurs tout en les aidant et même en les rapprochant d’elle. Si nous nous amusons de cette tactique et de ces manœuvres, nous ne pouvons nous défendre tout de même de quelque mélancolie ; et bientôt la trame légère de la comédie laisse percer une pointe de tragique, quand nous voyons cette charmante jeune femme, recherchée par les plus beaux partis, sacrifier son cœur et épouser un vieux noble débauché.

Mais c’est surtout dans ses deux grandes œuvres les plus récentes, Tess d’Urbervilles (1891) et Jude l’Obscur (1895) qu’éclate ce tragique des faillites où les artifices, préjugés et conventions de la société abîment nos destinées déjà si douloureuses de par la loi de nos cœurs.

« Une femme pure, fidèlement présentée, » tel est le sous-titre de Tess d’Urbervilles. M. Hardy nous y raconte l’histoire d’une de ces pathétiques victimes de notre état social, si défectueux non seulement dans ses institutions mais dans ses mœurs. Tess est d’une humble famille de paysans, dont le chef, déjà fort incapable, a achevé de perdre toute aptitude à la diriger, depuis que la chimère de son illustre origine obsède son faible esprit. Et en effet ce Durbeyfield descend en droit lignage, comme le lui a révélé l’imprudent curé, de haute noblesse normande ; il est un authentique rameau de la vieille maison des d’Urbervilles,