Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 34.djvu/157

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de France avec le bœuf rouge des Borgia, n’est plus courtois ni galant à cette heure : déclarations, promesses et sermens s’il en fit, il a tout oublié ; la bête se réveille dans le Prince, on ne sait quelle horrible bête en ce prince charmant ; ou plutôt est-ce l’effet voulu d’un monstrueux vouloir : il souille d’une lâcheté et d’une goujaterie son succès. Le Pape peut estimer que ce n’est pas assez, désirer qu’on détruise en Catherine « cette semence du serpent diabolique[1] » qu’est la race des Sforza ; il peut échafauder contre elle, voulant appuyer de motifs la condamnation, tout un procès pour fausse tentative d’empoisonnement, et ne lâcher sa proie que lorsque, indignés de ses façons, et furieux d’avoir été dupes, les gentilshommes français la lui arracheront : il n’y a plus rien à briser dans cette femme chez qui la Fortune a successivement brisé l’amour, le pouvoir et l’orgueil. Vit-elle encore, ce n’est plus que pour s’abîmer en ce triple passé, à jamais passé, où elle fut. Et la complainte populaire traduit fidèlement sa plainte : « Ecouite cette inconsolée Catherine de Forli ! » Inconsolée, inconsolable, et qui pleure parce qu’elle n’est plus :


Scolta quella sconsolata
Catherina du Forlivo[2].


V

« Certes, avait écrit Alessandro Bracci, après le meurtre du duc de Gandia, quiconque ait gouverné la chose, celui-là a été un grand maître. » A voir comment se joue entre ces princes le jeu du monde, le bon chroniqueur Bernardi en demeure stupide : « Selon moi, les faits des grands maîtres sont très difficiles à entendre[3]. » Ils en jugeaient l’un en ambassadeur, l’autre en bourgeois placide, parlant l’un de César, et l’autre de Catherine, dignes rivaux, partenaires égaux. Les deux partenaires, Catherine comme César, ne s’embarrassaient guère des répugnances de la sincérité, de la loyauté, ou même de la probité vulgaire : tous deux partageaient l’opinion que Fortunati frappait ainsi en aphorisme, à l’usage d’Ottaviano Riario : « Si jus violandum est,

  1. Casa Sforzesca era semenza di la serpe indiavolata. » D’après Sanuto, Diarii, II, fol. 529 et suiv. — Cf. Villari, Niccoló Machiavelli, I, latroduzione, et Pasolini, ouv. cité, II, 188.
  2. Pasolini, ouv. cité, III, Documenti.
  3. Id., ibid., II, p. 28. D’après Bernardi, c. 377, v. 278, r.