Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 34.djvu/154

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en cercle autour de la Crocetta, ils dévisageaient longuement la statue de Saint Mercuriale placée sur l’autel et se répétaient l’un à l’autre : « Que veut dire ce poltron d’évêque qui se tient là assis sur le sépulcre des Français nos ancêtres ? Ce peuple l’a fait en mépris de nous, et ce monument est élevé en commémoration de la victoire qu’ils prétendent avoir remportée sur nous. » Vite par terre, l’évêque, et qu’au milieu des injures et des blasphèmes, il roule dans la boue ! Les forcenés eussent mis la statue en morceaux, si quelques-uns, effrayés, reculant devant le sacrilège, n’eussent appelé les moines, qui l’emportèrent, en piètre état, dans leur couvent. Cependant Catherine, seule peut-être dans la cité terrorisée, attendait l’assaut, — imperturbable et farouche. À cette heure qu’elle savait suprême pour les Riari et pour elle-même, ce n’était plus la suppliante écrivant à son oncle, le duc de Milan : « qu’elle était femme et par conséquent de nature peureuse.[1]. » Elle se retrouvait dressée, bandée de toute son énergie, prête pour la dernière partie, pour le salut ou pour la perte. L’héroïque virago avait repris sans effort le ton héroïque des deux fins qui devaient être également sa fin, et auxquelles déjà elle avait échappé, le langage qu’elle parlait au bord du double abîme creusé devant elle avec les tombes de Girolamo et de Giacomo : « Je suis pour sentir les coups, disait-elle, avant que d’avoir peur[2]. » Elle n’avait point d’illusion, et ne se laissait pas prendre au miel dont essayait de l’engluer César : dans la courtoisie et la galanterie du Valentinois, traînait trop l’acre saveur du poison des Borgia. Mais ils rusaient l’un vis-à-vis de l’autre : le lion et la lionne, qui allaient s’entre-déchirer, faisaient à qui mieux mieux le renard. Par les créneaux de la rocca, qui avaient servi de décor à tant de comédies du même genre, ils entamaient des conversations qui étaient des dissertations, et qui eussent réjoui Machiavel, s’il eût pu les entendre :

« Madame, disait le duc, vous savez combien la fortune des États est changeante ; je me rappelle qu’à Rome, outre le reste, on louait en vous l’amour de la lecture et la connaissance de l’histoire. Voici le moment de mettre à profit votre esprit et votre savoir. Je ne veux pas vous exposer la condition des choses, et la cause de ma venue : vous savez tout. Mais j’ai tant à cœur de

  1. Lettre au duc de Milan. Pasolini, II, 55.
  2. Ibid., p. 65.