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témoins ! Si seulement la comtesse pouvait pénétrer dans la rocca ! Seulement pour quelques heures, pour trois heures seulement ! Elle laisserait en otage ses six enfans, sa sœur, sa mère. Et lui-même, Ercolani, il laisserait comme otages ses propres fils. »

Peu à peu l’idée chemine. Le gouverneur dit oui. Mais les Orsi, qui savent ce qu’ils risquent et contre qui ils le risquent, s’obstinent à dire non. Le plus qu’ils puissent consentir, c’est de ramener encore une fois Catherine au pied de la muraille ; et qu’encore une fois, de bas en haut, entre elle et le châtelain, la conversation s’engage. Ils l’y ramènent, et elle crie, elle adjure, elle pleure. Le châtelain est de pierre comme la tour à laquelle il est adossé : « Ah ! si du moins, dit-elle, je pouvais entrer dans la rocca pour vous parler seule à seul, je vous expliquerais bien la condition des choses, et je vous persuaderais en vérité de céder ! — Même en ce cas, répond le châtelain, je ne sais pas ce que je ferais ; tout au plus me réglerais-je sur les propositions que vous pourriez faire. Au reste, quant à, moi, j’ai déjà déclaré au gouverneur et à tous que, pour en finir, je permets et même je veux que vous entriez dans la rocca, pourvu que vous y entriez seule ! » Vainement les Orsi dénoncent le piège : Mgr Savelli, qui regarde partout s’il ne voit pas venir les soldats du duc de Milan, interpose son autorité, l’autorité pontificale à laquelle Forli s’est donnée. La comtesse s’avance, le pont-levis s’abaisse, elle le franchit. Alors elle se redresse de toute sa taille, se retourne, lance un geste d’insulte à ceux des prises de qui elle s’échappe, et, triomphante, entre dans la rocca.

C’est d’ailleurs, pour Catherine, si la légende doit s’élever jusqu’à l’histoire, l’heure des gestes obscènes et héroïques : « Oh ! mon cher Tommasino, s’est-elle écriée aussitôt que la porte s’est refermée sur elle, que nous sommes bien ici dedans ! Enfin, plus d’assassins, plus de traîtres ! » Mais ses six enfans-sont dehors, et ils ne sont pas bien, eux, les innocens, à la discrétion de ces assassins et de ces traîtres ! On va jouer de l’amour maternel pour tenter de fléchir l’âme inflexible de la comtesse. Jeu cruel qui glacera d’épouvante les pauvres petits et qui ne réussira qu’à faire de la mère une folle sublime, une bête superbe, une tigresse, une lionne. D’après la légende, les enfans sont là, de l’autre côté du fossé, sanglotant et se lamentant, sous le couteau levé des Orsi. Que la rocca se rende ou ils sont égorgés :