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qu’aux premières lueurs du jour. Ses gens jurèrent qu’elle n’avait pas du tout dormi cette nuit-là. A l’heure dite, elle se présenta à la rocca, où Codronchi lui enjoignit de ne se faire suivre que d’une seule demoiselle. Sans peur, Catherine passe le pont, sa demoiselle derrière elle, portant les provisions. On dîne, et, en dînant, Codronchi raconte à la comtesse toute son entreprise ; il n’y a plus qu’à concerter le dénouement ; on fait mine de traiter et d’écrire les conditions de la reddition. Catherine quitte la rocca, où elle ne reviendra que dans trois jours, amenant avec elle Tommaso Feo de Savone, à qui Nocente Codronchi remet fidèlement la forteresse ; puis Madame, « calme comme un caporal qui relève la sentinelle, » laisse Feo dans la rocca, et remmène, à sa place, Codronchi. La cour du palais était pleine d’un peuple impatient. Enfin, la comtesse paraît. « La rocca était perdue, déclare-t-elle, pour moi et pour vous, avec celui-ci : je l’ai réacquise et vous laisse un châtelain tout à ma dévotion. » Les bons bourgeois eussent voulu en savoir davantage ; mais pas un mot de plus. Tout de suite les chevaux, tout de suite en selle, et le cortège s’éloigne vers Imola, Nocente à côté de Catherine.

Le beau de l’affaire, — et je dis bien : « le beau, » — est que tout ce faux drame, vrai seulement pour Melchiorre Zocchejo qui y avait trouvé la mort, malgré toute cette mise en scène, sommation, refus, invitation à dîner, précautions contre le poison, négociations, capitulation, désaveu public, tout était combiné d’avance avec les Riari. Ils voulaient reprendre à l’ancien corsaire la rocca de Ravaldino, où il leur déplaisait de le voir s’établir en maître. Melchiorre, lui, ne veut rien entendre, et contre son obstination Madame elle-même perd sa peine. Tôt donc, qu’on s’en défasse. On a, pour cette besogne, un homme sous la main, Nocente. Mais il est capitaine des gardes. Comment faire pour qu’on n’accuse pas le comte et la comtesse d’être derrière lui et de diriger son bras ? Il faut feindre une surprise, une rébellion, une résipiscence. C’est ce que des écrivains de notre temps appellent encore « une ruse cruelle et ingénieuse, » — inganno crudele ed ingegnoso, — et quatre siècles écoulés leur ont appris à ajouter crudele, mais ils répètent ingegnoso : ils sentent encore et pour un peu ils vanteraient encore la forma ingegnosa e quasi elegante del tradimento, la forme ingénieuse et presque élégante, de la trahison[1]. Fils de leur pays et de

  1. Pasolini, Caterina Sforza, I, 186-187.