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de vengeance. En 1795, rouvrir toutes grandes les portes de la France aux émigrés « constitutionnels, » introduire dans la république tant d’hommes aigris par l’infortune, ce n’était pas, comme le pensait Mme de Staël, fonder la liberté, c’était préparer le retour de la monarchie avec toutes ses violences. Le sort de la république était lié à celui de la Convention ; il fallait en prendre son parti, ne point se hâter, attendre l’avenir. Il est une belle et profonde parole, que le père de Mme de Staël, M. Necker, adressait aux États-Généraux, le jour de l’ouverture de l’Assemblée : « Ne soyez pas envieux du temps ! »

Elle eût bien fait de s’en souvenir.

Cependant, à Paris, l’agitation est extrême. Les royalistes dirigent le mouvement dans l’ombre ; les intrigans, les ambitieux, les naïfs, la bourgeoisie parisienne, tous ceux qui détestent la Convention, les suivent. On s’insurge contre les fameux décrets des 5 et 13 fructidor ; les assemblées primaires « retentissent de motions incendiaires[1]. » C’est le moment que choisit Mme de Staël pour adresser à ses amis un dernier appel : elle a vu le danger qui la menace, elle veut le prévenir.

Dans les derniers jours de fructidor, elle accourt à Paris. Elle donne un grand dîner, auquel elle invite les meneurs du mouvement, les orateurs les plus fougueux des sections, de la section Le Pelletier surtout, qui est l’âme de la résistance ; Castellane, président de la section, Suard, l’abbé Morellet, Dupont de Nemours, le fougueux La Harpe, converti au christianisme, auteur d’une brochure intitulée Le Salut public, ou la Vérité dite à la Convention par un homme libre[2], le beau et noble Adrien de Lezay-Marnesia, Quatremère de Quincy, et ce jeune et ardent Lacretelle, qui a pris la parole à la barre de la Convention le 11 fructidor, qui est le collaborateur dévoué de Suard aux Nouvelles politiques, et dont Mme de Staël a plus d’une fois inspiré les articles : elle lui a témoigné le désir de lui parler, de le voir, et il accourt à son appel[3]. Tout ce monde aspire à rétablir la royauté et se soucie fort peu de la république. Le diner est silencieux ; chacun s’observe. Mais

  1. Benjamin Constant à Mme de Nassau. 28 (et non 18) fructidor an III. (Recueil Melegari, à la suite du Journal intime.)
  2. Journal de Paris (22 fructidor — 8 septembre).
  3. Lacretelle, Dix années d’épreuves, p. 248 et suiv. Tout le récit de cette curieuse entrevue se trouve dans cet ouvrage.