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l’ordre. » Ce sont les deux partis, vers lesquels se tourne Mme de Staël ; ce sont eux qu’elle supplie d’abdiquer leurs méfiances, leurs rancunes, pour s’unir et fonder la vraie liberté.

En premier lieu, elle s’adresse aux royalistes constitutionnels[1]. Il était naturel, en 1789, de vouloir établir la monarchie limitée ; la république était impossible. Mais, en 1795, les circonstances s’opposent au l’établissement de la royauté. Où prendre un roi depuis la mort de Louis XVI « qui ne se soit montré l’ennemi de la liberté ? » Comment traiter avec lui ? Comment croire à ses promesses ? Peut-il renier son parti, laisser à la frontière ses plus zélés défenseurs ? Mais, dira-ton, ne peut-on choisir un roi, qui n’ait rien de commun avec les émigrés ? — « En général, remarque judicieusement Mme de Staël, il n’y a dans les passions des hommes que de quoi faire deux partis[2]. » Ces partisans d’une nouvelle dynastie verront s’unir contre eux tous les républicains et tous les royalistes non constitutionnels. La force, dont il faudrait user pour renverser les républicains, mènerait tout droit au pouvoir absolu ; les émigrés seraient les maîtres, et l’homme redevenu roi aurait un « pouvoir inouï depuis des siècles. » « La France peut s’arrêter dans la république ; mais pour arriver à la monarchie mixte, il faut passer par le gouvernement militaire[3]. » Paroles vraiment prophétiques, dont Mme de Staël n’a peut-être pas senti toute la portée et que l’avenir devait se charger de justifier.

Puisqu’il n’existe pour les constitutionnels aucun moyen de s’opposer à la violente réaction, qui suivrait en France le l’établissement de la royauté, il faut qu’ils « se jettent dans le courant, » qui les rapprochera de leur but le plus possible. Ceux qui s’isolent servent l’ennemi commun, sans faire triompher leurs propres idées. Le vrai génie politique consiste non pas à créer la nature des choses, mais à « s’en emparer les premiers. » Que sert la vaine fixité des principes, quand elle conduit à des résultats opposés à nos vœux ?

Donc, il faut que les constitutionnels se rallient sincèrement à la république ; les circonstances l’exigent et aucun de leurs principes ne s’y oppose. Il serait dangereux de mettre entre les mains

  1. Première partie : Des royalistes, amis de la liberté.
  2. Réflexions sur la paix intérieure, Œuvres complètes, t. II, page 111.
  3. Ibid., page 113.