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Il est cinq heures du soir. Le soleil décline à l’horizon. La vie reprend, dans ces rues jusqu’à cette heure à peu près désertes. Les portes à bossettes de fer s’ouvrent, chacun sort de sa maison, va, vient, vaque aux emplettes. Les draperies bariolées des femmes tranchent dans cette foule d’hommes noirs, uniformément vêtus de blanc. Des petites filles, le buste nu, les reins ceints du long jupon plissé, évasé du bas, qui est la robe d’intérieur, filent comme des rats le long des boutiques. Certaines portent un marmot, presque aussi gros qu’elles, et nu comme un ver, à califourchon sur la hanche. Les yeux de gazelle brillent mangeant la face brune, toujours chargée de bijoux, de ces fillettes qui sont déjà de petites femmes. Toutes ont des mines soupçonneuses et sournoises, leur démarche est pleine d’une grâce ingénue et barbare. Certaines mordent dans un fruit avec des grimaces de singe, leurs gestes sont souples comme ceux des chats.

Quand nous prenons une ruelle étroite, la fuite éparpille ces filles devant le pousse, tel un essaim de papillons diaprés qui s’envolerait d’un buisson. Leurs ancêtres ne devaient point s’enfuir d’une plus vive allure quand arrivaient les Mahrattes. Celles qui n’ont pu s’esquiver, faute d’issue, se blottissent contre un mur, avec des regards épouvantés de bête forcée et des cris de détresse, comme si leur dernière heure était venue, pour le moins. La vue de Soupou ne réussit pas à calmer leur terreur. J’offre de la menue monnaie d’argent à ces effrayées. Vaine manœuvre ! Elles se cachent le visage et poussent des hurlemens lamentables, je vois leurs larmes dévaller en cascades de perles, à travers leurs doigts, inondant les rosaces d’or qui chargent leurs narines frémissantes. L’enfant, toujours à califourchon, se cramponne au coup de la porteuse. Pareil à un petit Saint-Jean de terre cuite, parfois à une grenouille, il ouvre démesurément une bouche muette d’angoisse. Je suis décidément mal vu. On refuse mes présens. Je renonce à apprivoiser cette engeance. J’interroge Soupou. Sa réponse est invariable : « Que voulez-vous, Monsieur, ça ne sait pas. »

Et il parle à ces fillettes — pour les rassurer, je pense — d’un accent tellement sec, qu’elles demeurent atterrées, jusqu’à ce que la place leur devienne suffisante pour s’enfuir. A la vérité, je crois que Soupou, pareil en cela à ses compatriotes, est jaloux de toute la population féminine de Pondichéry. Il voudrait me servir de guide, me promener sans que je puisse rien voir. La vue des