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et pour les tenir en haleine. Car, même à prix d’argent, il est peu aisé d’obtenir des Hindous un travail quelconque. D’ailleurs pour les récoltes zoologiques je compte plutôt sur moi. Tous les matins, dès le lever du soleil, je cours les environs avec le capitaine Fouquet, l’officier d’ordonnance du Gouverneur. Un goût commun pour l’histoire naturelle nous a vite rendus amis.

Mais ce que je ne puis rechercher moi-même, ce sont ces petits bronzes, ces dieux de laiton, de pierre ou de bois, ces mille petits objets, vases, lampes, instrumens du culte, monnaies, ustensiles, armes, que doit recueillir tout voyageur qui s’intéresse aux usages, à l’art, aux religions de l’Inde.

Aussi c’est chez moi une procession d’Hindous qui viennent me livrer leurs divinités domestiques, leurs souvenirs de famille. Chacun a sa légende prête : « Cette lampe sacrée, Monsieur, enfouie par mon arrière-grand-père lors de la descente d’Hyder Ali, a été retrouvée, miraculeusement, au fond d’un puits par ma belle-sœur, avec ce petit Poulléar ! » Et le chetty — car c’est tout bonnement un marchand du bazar — me tend d’un geste large, savamment calculé, un petit bronze. Le dieu à tête d’éléphant me sourit, à ses pieds est le géant Guedjamougasourin, sous la forme d’un rat. Comment ne pas se laisser tenter ! Certainement le Poulléar n’est point ancien. Sans nul doute sa patine provient d’une assez maladroite application de graisse chaude. Mais comment renvoyer cet Hindou grave et larmoyant qui, à l’entendre, est dans une misère tellement profonde, que sa femme, ses enfans, son père, sa mère, sans compter sa belle-sœur, et lui par surcroît, vont mourir d’inanition si je n’achète pas le Poulléar. Avec une demie-roupie je sauve toute une famille. Et le chetty se retire, enchanté d’avoir trompé l’étranger. J’oubliais de vous dire que chacun de ces marchandages dure une grande heure. Aussi, pour économiser mon temps, me suis-je arrêté, depuis bien des années, au parti suivant : Je pose sur un coin de table la somme que je crois juste, et je continue de travailler, sans plus m’occuper du marchand. S’il prend l’argent et laisse l’objet, le marché est conclu.

Mais il n’en va pas toujours ainsi. Du nord au sud de la Péninsule, il existe des Hindous obstinés. Je me rappelle un certain trafiquant de Kurrachi qui, jadis, laissa ainsi sur la table les roupies, et, à côté, le débris d’armure à miroirs qu’il prétendait