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et Stepniak, le cercle Dolgouchine à Moscou, et des cercles d’études et d’instruction mutuelle analogues, à Kief, à Odessa, et dans d’autres villes. Les membres de ces cercles entreprirent alors un étrange apostolat. Leur enthousiasme contagieux rappelle les sectes religieuses qui pullulent en Russie. Leur socialisme est une religion dont le peuple paysan est le dieu qu’il faut délivrer de ses oppresseurs. C’est à cette œuvre de rédemption que se vouaient quelques centaines de jeunes hommes et de jeunes femmes qui, au printemps de 1874, allaient se disperser jusqu’aux confins de la Russie. Sans préparation, sans organisation aucune, ils semblaient moins poursuivre des buts pratiques qu’obéir à la voix de leur conscience. Ils considéraient leur vie passée avec honte et indignation. Ceux d’entre eux qui appartenaient à la noblesse et aux classes riches, abandonnaient joyeusement leurs familles et sacrifiaient leur avenir ; élevés dans toutes les délicatesses, ils se revêtaient d’habits grossiers, se barbouillaient les mains et le visage, se soumettaient aux épreuves les plus grossières de la vie rurale, parcourant à pied, la besace au dos, les contrées de l’Oural, du Don, du Volga. Les uns, les anarchistes Bakouninistes, les Bountavi (faiseurs d’émeutes), se proposaient de tenir en haleine les énergies révolutionnaires du peuple. Les autres, les propagandistes, les Lavristes, se bornaient à distribuer des brochures et à les commenter. Tous au bout de quelques mois éprouvèrent d’affreuses déceptions.

Le moujik n’était pas l’insurgé au sommeil léger qu’avait dépeint Bakounine. Les pèlerins aperçurent leur dieu, le vrai paysan, plongé dans la crasse, l’eau-de-vie, les punaises et la vermine : ce qu’ils ne soupçonnaient pas, c’était sa force d’inertie, son attachement aveugle au Tsar. Il leur arriva le même sort qu’au pauvre Nedjanof, le héros de Terres Vierges (1877) qui, parti pour soulever les gens des campagnes, est enivré par des rustres, rossé par eux, puis livré à la police comme un vagabond et un charlatan. Ne pouvant élever le peuple à la hauteur des doctrines du socialisme, les propagandistes se rappelèrent alors les conseils de Dobrolioubof : « se pénétrer de l’esprit du peuple, vivre de sa vie, se mettre au même niveau, rejeter les préjugés livresques, apprendre à sentir simplement comme le peuple. » Après avoir déguisé leurs personnes, ils déguisèrent leurs idées et prirent le nom de populistes, Narodniki. Les plus ardens, qui inclinaient encore aux doctrines de Bakounine, songèrent à recourir au vieux