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développement capitaliste et sans avoir à supporter la domination de la bourgeoisie. Dès lors tous les pénibles efforts, en vue d’obtenir, par une lutte longue et difficile, de simples réformes, même radicales, puis pour conquérir l’Etat par l’action politique, sont peine perdue. Bien plus, ces réformes, ces libertés constitutionnelles, point de mire des libéraux, doivent être considérées comme un malheur, car elles auraient pour conséquence l’arrivée au pouvoir de la bourgeoisie et la ruine de l’Obchtchina, pierre angulaire de l’édifice futur. Il s’agit donc de soulever les paysans, de renverser le gouvernement par une poussée directe, de bas en haut. Cela fait, les communes fédérées se partageront les terres, et les intérêts de la production seront confiés à de libres associations, dont le modèle existe déjà dans les Artèles.

En même temps que Bakounine, et en polémique avec lui, enseignait à Zurich un ex-colonel d’artillerie, Pierre Lavrof. Il admettait avec Bakounine le peu d’importance des réformes politiques ; mais, révolutionnaire de tête, plutôt que de cœur, il pensait, avec les marxistes, que la révolution devait être accomplie non par des démagogues dirigeant les masses ignorantes, mais par l’ensemble du peuple, éclairé et instruit sur ses propres intérêts. Il fallait, en un mot, révolutionner les têtes avant de mettre les bras en mouvement, donner au peuple conscience de ses droits et de ses forces, faire œuvre de propagande méthodique, non d’émeute prématurée.

Endoctrinés de la sorte, l’imagination enflammée par le récent et brûlant souvenir de la Commune de Paris, par la croissance rapide de la social-démocratie allemande, les étudians de Zurich, rappelés en Russie après 1873, vinrent renforcer le courant révolutionnaire qui avait repris dès 1870, et rapporter à leurs camarades le mot d’ordre de Bakounine : « Aller parmi le peuple, » allumer ici et là des foyers d’incendie qui auront vite fait de gagner l’immense plaine et de procurer au peuple russe la terre et la liberté.

En conformité de ces visées anarchistes et fédéralistes, ce mouvement ne possédait aucune organisation centrale. Il ne se rattachait pas à l’Internationale, attendu que le parti socialiste russe ne pouvait exercer qu’une action cachée, souterraine. Il prenait naissance dans des sociétés d’amis intimes, de croyans, tels que le cercle Tchaïkovski, à Pétersbourg, dont faisaient partie Kropotkine