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à la longue chevelure, parfois avec un châle et des lunettes, suivaient surtout des leçons de socialisme révolutionnaire. Des compatriotes, pleins de prestige, résidaient alors à Zurich. Bakounine, le vieil insurgé de 1848, à la taille de géant, avait essayé de mettre en mouvement ces masses, ces barbares, appelés, d’après Herzen, à régénérer le vieux monde. Partisan à ses débuts de la république panslaviste des Décabristes, il avait tenté de soulever, en 1848, la Bohême contre les Austro-Allemands, puis il passait à la révolution allemande, et était fait prisonnier à l’insurrection de Dresde. La peine capitale prononcée contre lui fut commuée en prison perpétuelle. Livré à la Russie, exilé en Sibérie, il s’échappa, revint en Europe par l’Amérique. Il se mêla, pendant la guerre de 1870, au mouvement communaliste de Lyon. Il n’avait cessé de disputer à Karl Marx, qui l’accusait, hors de toute vraisemblance, d’être un agent secret du panslavisme officiel, la direction de l’Internationale, morte, en 1872, de leur rivalité d’ambition, de race et de doctrine.

La conception fondamentale du marxisme, c’est que la révolution ne peut être que le résultat d’une évolution : on ne la fait pas, elle se fait. La transformation sociale, vers laquelle marche la société contemporaine, est mise en mouvement par le simple jeu des forces économiques. La grande industrie crée deux classes antagonistes, la bourgeoisie et le prolétariat. Elle enrichit la première, mais accroît les forces de la seconde qu’elle enrégimente dans les usines en une armée toujours plus nombreuse. Le prolétariat prépare l’expropriation de la bourgeoisie. Pour réaliser cette expropriation, il doit s’organiser en parti de classe et conquérir les pouvoirs publics.

À cette théorie de Karl Marx, Bakounine opposait l’anarchisme proudhonien. Il part de cette conviction que les masses ont toujours été socialistes. Il n’est pas besoin de les organiser, de les discipliner, il suffit de les éveiller de leur sommeil séculaire, de les soulever contre le pouvoir. Une fois affranchies, bien loin de reconstituer l’Etat, toujours oppresseur, elles s’organiseront naturellement en libres fédérations de Communes, — en Russie plus aisément que partout ailleurs, car le paysan y vit depuis des siècles sous un régime communiste. Grâce à l’Obchtchina, la Russie, possède ce privilège d’être appelée à réaliser directement le socialisme, sans devoir passer, comme le veulent les marxistes, par le pénible